C’est précisément cette voie qui a été utilisée pour la première fois en 2019 par six ONG pour tenter de faire suspendre les travaux du mégaprojet d’exploitation pétrolière de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie, EACOP.
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La synthèse du pire
Qualifié de «bombe climatique» ou «écologique», celui-ci vise la création et l’exploitation de 400 puits de pétroles en bordure du lac Albert, dont 132 dans la superbe réserve naturelle des Murchison Falls. Pour acheminer le pétrole jusqu’à la mer, s’y ajoute un projet d’oléoduc chauffé à 50°C traversant l’Ouganda et la Tanzanie sur plus de 1400 km.
Le trajet du pipeline frôle le lac Victoria (plus grande réserve d’eau douce d’Afrique), traverse la vallée du Rift (zone dont l’activité sismique est l’une des plus importantes au monde), pour rejoindre un terminal de chargement dont la construction est prévue au cœur de plusieurs parcs marins protégés. Le projet entraine le déplacement forcé d’au moins 100'000 personnes dont la plupart n’auraient toujours pas été indemnisées, met en danger plus d’une dizaine de parcs et réserves protégeant des écosystèmes exceptionnels et représente des émissions de CO2 annuelles équivalentes à plusieurs fois les émissions de l’Ouganda et de la Tanzanie réunies. Ce à l’heure où l’Agence internationale de l’énergie souligne la nécessité de renoncer à tout nouveau projet d’extraction d’énergie fossile pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris…
En synthèse, un projet à l’opposé de toute définition raisonnable du concept de vigilance.
Une vigilance fantôme
Malgré cela, on ne peut pas dire que la loi française aura été d’un grand recours. La procédure initiée n’aura servi qu’à une seule chose: définir le tribunal compétent pour accueillir les requêtes. La Cour de cassation française a retenu la compétence exclusive du tribunal judiciaire de Paris (composé de magistrats professionnels) en lieu et place de celle du tribunal de commerce (dont les juges sont élus parmi des commerçants ou dirigeants de sociétés), comme l’aurait préféré TotalEnergies.
Pour le reste, c’est peu dire que le jugement finalement rendu le 28 février 2023 par le Tribunal judiciaire de Paris est décevant. Après plus de trois ans de procédure, et nonobstant l’audition d’experts en la matière, le tribunal a déclaré la requête des ONG irrecevable, essentiellement en raison de l’absence de principes juridiques suffisamment établis permettant d’apprécier le standard de comportement de «vigilance» attendu des entreprises.
Cette lacune empêcherait les juges de statuer «en référé». La voie d’une procédure ordinaire – beaucoup plus longue - reste certes ouverte aux requérants, mais n’empêchera pas dans l’intervalle TotalEnergies d’aller de l’avant avec son projet. Combien d’années seront donc encore nécessaires pour qu’un corps de règles suffisant ouvre concrètement la voie du référé prévue par la loi ? Nul ne le sait, mais manifestement pas à temps pour jouer un véritable rôle dans le cadre du respect des objectifs de l’accord de Paris.
Reste désormais la question de savoir si et à quelles conditions la loi française sur le devoir de vigilance des entreprises est susceptible de conduire à des réparations effectives. S’ils se vérifient, les faits récemment mis en lumière par la presse en lien avec des violations des droits humains et une pollution à large échelle au Yemen sur des sites contrôlés par des sociétés dont TotalEnergies est le principal actionnaire permettront peut-être de répondre à cette question dans les années à venir.