Le jour où j'ai compris qu'un obscur traité pouvait faire capoter l'accord de Paris sur le climat

Eoliennes aux Pays-Bas (image d'illustration) | unsplash/Untitled Photo

En 2022, plus de 3000 articles ont été publiés sur Heidi.news, grâce à votre soutien. Vous n'avez sûrement pas eu le temps de les lire tous, alors nous avons demandé à chaque journaliste de la rédaction de vous sélectionner son article qui l’a le plus marqué et de vous expliquer pourquoi. Sarah se souvient de sa découverte du potentiel de nuisance climatique du traité sur la charte de l’énergie.

Imaginons que vous soyez journaliste, et moi votre rédactrice en chef. De but en blanc, vous me proposez un sujet sur le traité sur la charte de l’énergie (TCE), un accord international aride comme il en existe tant dans le droit international. Il est très probable que je fasse la grimace. Sauf si vous précisez dans le pitch que ce traité, qui défend les actifs fossiles à l’étranger des Etats signataires, menace directement l’accord de Paris sur le climat, qu’il expose les Etats au risque d’être attaqué en justice par les industriels de l’énergie fossile, et que ces derniers ont déjà réussi à leur arracher plusieurs milliards d’amendes…

A lire: Cet obscur traité international qui menace l'accord de Paris

Pourquoi on en parle. En cette fin d’année 2022, chaque journaliste de Heidi.news revient sur un temps fort dans l’actualité qu’il ou elle a traité cette année. Partant du constat que ce sont les sujets confidentiels d’aujourd’hui qui feront les actualités de demain, j’ai choisi de vous (re)parler du TCE, pour plusieurs raisons:

  • Parce que le potentiel de nuisance «climaticide» du traité a été pleinement révélé par l’actualité cette année,

  • Parce que c’est un sujet technique dont le grand public n’a jamais entendu parler, à part une poignée de juristes internationaux. Tout est à expliquer,

  • Parce que l’ampleur du problème n’est pas exactement connue: pour les Etats comme les industriels, il n’y a aucune obligation de transparence sur les affaires en cours, qui sont jugées à huis-clos devant des tribunaux privés,

  • Parce qu’il pose aussi des questions démocratiques, en tout cas en Suisse,

  • Enfin, parce que même si les rebondissements sont encore possibles, le feuilleton laisse présager un possible «happy end».

Le sujet n’est en fait apparu que très progressivement dans mon radar – tout comme dans la sphère médiatique au sens large:

  • C’est en novembre 2021 que j’ai entendu parler pour la première fois de ce traité, grâce à un article du Guardian. Je découvrais les calculs de Yamina Saheb, qui connaît très bien le TCE de l’intérieur pour avoir travaillé pour son secrétariat.

  • L’information: les investisseurs étrangers pourraient réclamer aux Etats signataires –  54 début 2022 – jusqu’à 1300 milliards d’euros jusqu’en 2050, en compensation de la fermeture anticipée des centrales qui fonctionnent encore au charbon, au gaz ou au pétrole, pourtant nécessaire pour respecter les engagements de l’accord de Paris. Une épine dans le pied pour les gouvernements, à l’heure de la transition énergétique…

  • En février 2022, lorsque débute la guerre en Ukraine, je ne pense plus du tout à ce sujet. Mais c’est l’époque des sanctions et contre-sanctions, et des prémices de la crise énergétique: le gazoduc Nordstream 2, qui aurait dû alimenter l’Allemagne en gaz – et l’Europe – n’est finalement pas mis en service, l’Allemagne préférant suspendre sa décision. Soudain, le TCE me revient en mémoire: la société Nordstream 2 AG, domiciliée en Suisse, peut tout à fait attaquer l’Allemagne. Quelques jours plus tard, celle-ci déposera toutefois le bilan.

A lire: Suspension de Nord Stream 2, l'Allemagne va-t-elle devoir verser des milliards aux industriels?

  • En parallèle, il faut savoir que le TCE arrivait cette année au terme d’un processus de modernisation houleux, en cours depuis 2017. Etaient notamment discutés: la nature des investissements couverts (fossiles ou non), et l’introduction d’un mécanisme à la carte permettant aux Etats de choisir les investissements couverts. En me renseignant sur les coulisses des négociations, j’obtiens quelques indiscrétions sur les ambiguïtés de la position suisse: membre du comité de modernisation, celle-ci s’oppose à ce que le traité ne protège plus les actifs fossiles.

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  • Cette modernisation vire rapidement au feuilleton. A quelques jours de la fin officielle des négociations, cinq jeunes Européens victimes du changement climatique déposent un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le 24 juin, le processus s’achève comme un coup d’épée dans l’eau, laissant plusieurs points litigieux en suspens. Hedi.news choisira d’y consacrer un éditorial quelques jours plus tard.

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  • Dernier acte en date: successivement, plusieurs pays européens annoncent se retirer du traité en raison du risque juridique posé par celui-ci. Pologne, France, Pays-Bas, Espagne, Allemagne… un véritable effet domino se met en branle, le momentum a changé. Même la Suisse finit par réagir, timidement, se laissant une porte de sortie en commandant un rapport au DETEC, sans se positionner sur une éventuelle sortie du traité à ce stade.

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Cette actualité était en quelque sorte une “tempête parfaite”: un sujet technique et peu connu, mais dont les répercussions peuvent être très graves pour le climat. Il est aussi à la convergence de plusieurs domaines techniques: le droit international, la politique énergétique…

La suite, en 2023. Le sujet promet de rester à l’agenda de la politique helvétique début 2023: théoriquement, le traité modernisé doit être soumis une nouvelle fois à l’Assemblée fédérale pour que la Suisse le ratifie. Sauf si le Conseil fédéral choisit de se retirer du traité avant, à l’image de plusieurs de ses voisins européens.

Le Conseiller national Vert Raphaël Mahaim a déposé une motion pour demander au Conseil fédéral des précisions. La réponse, dans les prochaines semaines, promet d’être intéressante. D’autant plus avec la prise de poste récente de l’UDC Albert Rösti, ancien président du lobby pétrolier SwissOil, à la tête du Département de l’environnement, du transport, de l’énergie et des communications (DETEC).