C’est humain. Lorsqu’on vous annonce que vous allez être privé de quelque chose auquel vous êtes attaché, vous vous ruez dessus pour en profiter tant qu’il y en a. On l’a vu pendant la pandémie avec certains biens de première nécessité. Et si le café et le chocolat sont certes considérés comme des produits de luxe (car ils sont importés, manufacturés et non nécessaires à l’alimentation de base), ils sont néanmoins consommés par un nombre important de personnes qui y trouve là un « petit plaisir de la vie ». Lorsqu’on s’efforce déjà dans son quotidien de tendre à une certaine cohérence avec l’environnement, ce type de rationnement peut être très décourageant au point de devenir inaudible pour le plus grand nombre et décrédibiliser le reste des efforts demandés.
Pas de police écologique derrière chacun
Les injonctions déprimantes finissent par stimuler l’oisiveté écologique plutôt qu’une réaction salutaire. Le sentiment de culpabilité ne fonctionne jamais longtemps. Il peut provoquer des conduites temporairement adéquates lorsque les individus sont sous surveillance (des parents, de la société, de la religion...), mais a tendance à s’éroder dans le temps.
On ne peut pas (et on ne souhaite pas) mettre une «police écologique» derrière chaque individu. Dès lors, toute écologie basée sur la contrainte morale et le contrôle permanent est vouée à l’échec. De même que la proclamation militante d’une pureté verte peut devenir contre-productive si elle éloigne les foules de l’objectif par un effet repoussoir.
Au contraire, si l’on veut réellement transformer la société, il nous faut stimuler l’adhésion du plus grand nombre à un nouveau comportement vertueux. Il s’agit de la seule voie à même d’être durable. Et pour cela, il s’agit de traiter les citoyennes et citoyens en adultes responsables : fixer des conditions-cadres et laisser la liberté individuelle trouver sa place.
Choix individuels ou collectifs?
L’écologie culpabilisante tend à faire porter à chaque individu des responsabilités globales qui, le plus souvent, lui échappent. En effet, la plus grande part de l’impact environnemental d’une société n’est pas liée à des choix individuels, mais à des choix collectifs. Ainsi, chaque collectivité aura une certaine « intensité carbone » en fonction de son économie, de son organisation territoriale, de son industrie, etc., autant de domaines d’activités sur lesquels il est difficile d’avoir prise personnellement.
Cela revient à dire qu’un individu qui ne se soucie jamais de la nature, mais qui vit dans une société sobre en carbone aura un impact moindre que son alter ego au comportement écologiquement vertueux, mais qui vit dans une société largement dépendante du fossile.
Concrètement, le premier habite dans un appartement en ville dont les bâtiments sont énergiquement rénovés et raccordés à un réseau d’énergie renouvelable. Il utilise au quotidien des transports en commun de qualité qui sont beaucoup plus performants que la voiture. Dans son quartier, il bénéficie d’une offre conséquente de biens et services de proximité issus d’une production locale et son employeur a mené son entreprise sur la voie de la neutralité carbone. Résultat : son bilan CO2 sera globalement bon sans effort conscient de sa part.
Morale de l’histoire?
A l’inverse, le second réside dans un habitat périurbain mal isolé, il doit utiliser sa voiture à tout instant (chercher les enfants, aller au travail, faire les courses, les loisirs, etc.) et il ne bénéficie que d’une offre commerciale standardisée de grandes surfaces. Il aura beau trier ses déchets avec conviction, manger bio et s’acheter une voiture hybride (s’il en a les ressources), il est fort probable que son impact carbone soit nettement supérieur au premier cas.
Morale de l’histoire: les comportements individuels ne parviennent pas à rattraper les méfaits d’une société structurellement trop intensive en carbone. Ainsi, ceux qui parlent le plus d’écologie ne sont pas toujours les meilleurs modèles à suivre… Ce genre de différences existent entre pays. Par exemple, un Étatsunien moyen a une empreinte écologique pratiquement du double d’un Européen moyen, alors que les niveaux de vie sont comparables. En d’autres termes, il vaut mieux vivre dans une société écologique sans se soucier de la nature qu’être écolo dans une société qui ne l’est pas. Le climat n’en a que faire de la morale des humains ! Ce qui compte, c’est le tonnage de CO2 émis ou pas.
Tel que posé aujourd’hui, le défi du climat est bloqué par le dilemme de l’action collective ; chaque membre de la collectivité à intérêt que son voisin fasse l’effort. Cette difficulté est basée sur le constat scientifique que le réchauffement climatique est un phénomène planétaire global et qu’une tonne de CO2 émise en Bretagne, à Ushuaia ou Beijing aura le même effet sur l’atmosphère, indépendamment de l’origine.
Vains sacrifices individuels
Autrement dit, on ne peut pas récolter nationalement, ni localement et encore moins individuellement les fruits de ses efforts écologiques. Pire, si l’on économise une tonne de CO2, mais que le voisin en émet une de plus, cela annule complètement nos efforts. C’est comme si tous les élèves qui passent une épreuve de fin d’année recevaient, indépendamment de leur prestation, la même note, calculée sur la moyenne collective du lycée. Collectivement, ces étudiantes et étudiants ont intérêt à bûcher pour améliorer les résultats globaux (car cela fait augmenter la moyenne générale), mais individuellement, un tire-au-flanc s’en sortira finalement avec la même note que le génie de la classe...
En réalité, si l’essentiel de l’humanité ne tire pas à la même corde, même les sacrifices personnels les plus conséquents seront vains. Dès lors, méfions-nous de la tendance à l’autosatisfaction sur nos propres écogestes, surtout s’ils servent de support de communication sur les réseaux sociaux et autre marketing des temps modernes. Ce qui compte, au final, sont les émissions totales de gaz à effet de serre.
En vérité, on a beaucoup « tanné » les gens depuis trois décennies sur les petits gestes de l’écologie en expliquant, comme dans le conte du colibri, que si chacun fait sa part, on protégera l’environnement. Certes, la conscience écologique au niveau personnel compte, mais en réalité, surtout psychologiquement. Car ces petites actions ne compensent pas, et de loin, les émissions structurelles. Éteindre sa lumière lorsque l’on quitte sa chambre, c’est bien, mais si dans le même temps, le système de veille des nombreux appareils électroniques qui peuplent nos appartements consomme plus d’électricité que celle économisée, à quoi bon ? C’est peu valorisant de le dire, mais soyons lucides : même s’il ne faut pas les abandonner pour autant, on ne réglera pas le problème environnemental uniquement par ces petits actes du quotidien que nous avons civiquement intégrés. On le réglera en prenant les décisions collectives - donc politiques - adéquates.
Quand le consommateur s’oppose au citoyen
La question de la distinction entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective mérite d’être approfondie. Elle fait appel à la dualité que nous vivons tous entre le consommateur et le citoyen. Autrement dit, entre notre penchant hédoniste et notre capacité à nous projeter collectivement sur les enjeux de société. Nous sommes tous habités par ces deux tendances. La première répond à la poursuite de nécessités, d’envies et de désirs individuels qui sont axés sur notre satisfaction immédiate.
Le marketing et la publicité, couplés à un relativement haut pouvoir d’achat, ont rendu certains de nos actes d’achat impulsifs, irrationnels et irréfléchis, échappant ainsi largement à notre conscience. La seconde compétence relève à l’inverse de notre aptitude à comprendre les problèmes globaux, les phénomènes de cause à effet et les processus sur des temps longs. Basée sur la réflexion, elle fait notamment appel à des valeurs d’empathie et d’équité. Le conflit entre ce qui est bon pour moi et ce qui est bon pour tous, entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, n’est pas nouveau, mais la question écologique lui donne une acuité particulière. Du citoyen ou du consommateur, qui l’emportera à la fin?
Le triomphe des SUV
De nombreux sondages démontrent qu’une large majorité des citoyens souhaite une action plus résolue en matière de préservation du climat et de la nature. Pourtant, lorsque l’on observe les habitudes de consommation des mêmes personnes (part de produits régionaux dans les paniers ménagers, achat de voitures, habitat, usage de l’avion, etc.), on ne perçoit quasiment aucune évolution, voire plutôt certaines aggravations sectorielles (par exemple, en Suisse, une voiture neuve vendue sur deux est aujourd’hui un SUV).
C’est un grand paradoxe auquel les gouvernements sont de plus en plus confrontés : alors que, poussés par l’opinion publique actuelle, ils avancent sur certaines réformes écologiques, ils se retrouvent souvent face à d’oppositions frontales de la part des consommateurs touchés par les mesures. Pourtant, les deux cercles sont pour partie les mêmes… Un principe, c’est beau, car c’est abstrait et ça ne moleste personne, mais une mesure concrète, quant à elle, a un effet réel et peut déranger. Le porte-monnaie peut alors contredire l’opinion. La poche peut dire non au cœur. Alors les grands élans écologiques se fracassent sur la dure réalité des vicissitudes humaines.
Double injonction
Au niveau individuel, notre esprit conscient sait que chaque chose a son prix et qu’une offre trop bon marché signifie certainement que le produit d’une qualité douteuse a été fabriqué dans des conditions sociales et environnementales désastreuses. Mais notre réflexe de consommateur nous empêche souvent de nous poser toutes ces questions, ou alors nos scrupules ne résistent pas à l’envie d’acquérir l’objet de notre désir une fois que nous l’avons sous le nez. Le marketing consumériste bouscule nos bonnes résolutions écologistes. La double injonction contemporaine consiste à faire entrer un enfant dans un merveilleux magasin de bonbons en lui disant qu’il ne doit pas y toucher, car ils sont mauvais pour l’environnement.
Dès lors, comment surmonter cette situation ? Comme faire triompher la raison sur l’impulsion? En mettant un cadre clair et en donnant un sens local aux orientations proposées. Il nous faut «déglobaliser» le combat climatique pour en faire des projets locaux, régionaux ou nationaux, une échelle qui est démocratiquement mieux maîtrisée.
Manifeste pour une écologie de l'espoir, collection Kraft no. 1, éditions Georg, avec Heidi.news et Le Temps, 10 francs.