Faut-il attendre d'être mort pour se faire entendre sur le climat?

Anne Mahrer, co-présidente des Ainées pour la protection du climat, réagit à la fin de l'audience publique devant la Grande Chambre de la Cour europeenne des droits de l'homme le 29 mars 2023 à Strasbourg. | Keystone / Jean-Christophe Bott

S'il faut en croire la Suisse et la France, assignées devant la Cour européenne des droits de l’homme pour inaction climatique, personne n'est assez qualifié pour se plaindre. De quoi agacer notre chroniqueuse Corinne Corminboeuf, avocate spécialiste du climat à Genève.

Cet article a été publié dans notre newsletter du soir, Le Point fort. N'hésitez pas à vous inscrire, c'est gratuit.

Eau. Nourriture. Santé et bien-être. Villes et infrastructures. Biodiversité et écosystème. Le sixième rapport de synthèse du GIEC, publié le 20 mars 2023, ne fait pas dans l’eau tiède: les changements climatiques ont déjà des conséquences multiples et graves sur toutes les facettes de nos vies, et en auront toujours plus dans les prochaines décennies.

Et celle-ci affecteront l’ensemble de la population mondiale.

Depuis Strasbourg, on en douterait. Le 29 mars 2023 se sont tenus, devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, les premiers débats de deux affaires de justice climatique: celle qui oppose à la Confédération l’association suisse des Aînées pour la protection du climat, et celle qui oppose à la France Damien Carême, ancien maire écologiste de Grande-Synthe, dans les Hauts-de-France.

Dans les deux cas, les autorités publiques sont accusées d’avoir péché par inaction climatique. Et dans les deux cas, les débats ont tourné autour d’une question: qui est en droit de se plaindre de l’inertie des États face à la menace matérialisée par le GIEC?

Trop vieilles

Personne, à en croire les États assignés. Bien qu’elles aient été initiées par des personnes d’horizons très différents, les actions judiciaires traitées par la cour de Strasbourg se heurtent à la même objection de la part des gouvernements défendeurs: les recourants ne rempliraient pas la qualité de victime permettant l’examen de leurs demandes.

Selon le gouvernement suisse, l’association des Aînées pour la protection du climat n’aurait pas la qualité pour recourir, puisqu’une association ne pourrait pas elle-même invoquer les droits à la vie ou à la santé: l’existence propre de l’association n’est en effet pas remise en cause par les changements climatiques.

Toujours selon les juristes dépêchés par Berne, la conclusion serait la même pour les aînées à titre individuel. La Confédération retient cyniquement que celles-ci étant déjà âgées de plus de 80 ans, il n’est pas certain qu’elles soient directement affectées lorsque la limite des 1,5 °C sera atteinte – soit probablement entre 2030 et 2052, selon le GIEC.

Trop loin

De son côté, Damien Carême, résident de la commune française de Grande-Synthe depuis l’âge de ses 8 ans et maire de celle-ci pendant 18 ans, devrait, selon le gouvernement français, se voir nier la qualité de victime.

Pourquoi? Parce qu’en cours de procédure, il a eu le mauvais goût de devenir député européen et a donc dû quitter Grande-Synthe pour se rapprocher de son lieu de travail. Peu importe que la commune dans laquelle vivent toujours sa famille et ses amis soit située sur un polder – étendue de terre sous le niveau de la mer – menacé d’être englouti par les flots.

Attentifs, les juges de la Cour tentent de vérifier s’il n’existerait pas tout de même un lien suffisant. M. Carême ne serait-il pas encore locataire ou propriétaire d’un bien immobilier dans la commune? Si oui, celui-ci ne serait-il pas situé sur un terrain suffisamment élevé pour échapper aux inondations?..

Trop vétilleux

Face aux Aînées, la présidente évoque même la possibilité de modifier la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et interpelle les parties: faudrait-il revoir les conditions fixant la qualité pour agir des associations dans ce type d’affaire?

Ces débats sont par moment proches de l’absurde, face à la gravité et l’ampleur des menaces dont il est question. Ils ne constituent d’ailleurs qu’un exemple des limites procédurales très strictes dans lesquelles les procès climatiques s’inscrivent. On ne peut qu’espérer que les décisions à venir les feront évoluer. Histoire d’être à la hauteur des enjeux.

Un mot sur notre chroniqueuse

Titulaire d’une licence en droit de l’Université de Genève et d’un master en droit de Harvard, Corinne Corminboeuf Harari est avocate à Genève, où elle pratique la défense devant les tribunaux depuis plus de 25 ans. Passionnée par les questions environnementales, elle a récemment obtenu un master en sciences de l’environnement à l’Unige. Elle s’intéresse en particulier aux questions de justice climatique.