Climat, une hypocrisie suisse? A Berne, les fossiles font de la résistance

Sarah Sermondadaz

Il règne comme un climat d’hypocrisie à Berne. D’un côté, on promet la neutralité carbone aussi vite que possible (mais aussi lentement que nécessaire, puisque c’est 2050 qui est visé). De l’autre, on se garde bien de s’attaquer à un traité international climaticide, véritable frein à l’accord de Paris.

La Suisse était pourtant en position de le faire, en tant que membre du comité de modernisation du texte. Cette modernisation aura duré cinq ans et s’est achevée fin juin comme un compromis boiteux, peu digne des enjeux.

Je parle ici du traité sur la charte de l’énergie (TCE), né en 1994 dans la foulée de l’effondrement du bloc soviétique pour défendre les investissements occidentaux dans les pays de l’Est. Ce texte permet aujourd’hui aux industriels de réclamer des milliards aux Etats signataires si ces derniers changent de règles du jeu dans le secteur de l’énergie. Dommage, en période de transition énergétique forcée.

Quant aux pays qui souhaiteraient dénoncer le TCE, qu’ils s’arment de patience: le délai de sortie est de 20 ans!

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Cerise sur le gâteau: ces affaires sont jugées à huis clos au sein de tribunaux d’arbitrage privés, sans obligation de transparence. A ce jour, 145 affaires sont connues, mais il pourrait y en avoir bien plus. Dans son dernier rapport, le Giec lui-même craignait que ce mécanisme ne soit instrumentalisé par les géants du secteur pour bloquer les efforts législatifs des Etats aspirant à se passer des énergies fossiles. Et qu’il ne retarde la mise en place de politiques climatiques nationales ambitieuses, sans parler des objectifs sur le méthane ou le charbon annoncés en fanfare à la COP26

«L’acharnement contre les énergies fossiles»

A Bruxelles, on s’inquiète ouvertement du coût pour les Etats membres ainsi que de l’opacité du système. La Commission européenne aurait voulu que le nouveau traité s’aligne sur sa taxonomie verte mais a échoué à convaincre les autres signataires, dont la Suisse. «Je ne comprends pas l’acharnement que vous avez contre les énergies fossiles», aurait lancé, selon une source proche du dossier, un des négociateurs suisses face à l’insistance européenne. Une position extrême que même le Kazakhstan, dont l’économie dépend pourtant des ressources fossiles, n’a pas osé tenir.

A Berne, la question irrite. Contacté par Heidi.news, l’OFEN, qui a participé aux négociations aux côtés du SECO, nous intime de ne pas «gober aveuglément» le «discours excessivement alarmiste des certaines ONG». Les arguments:

  1. Les investissements fossiles protégés par le TCE seraient une goutte d’eau, comparé à ceux détenus par la Chine et les Etats-Unis (non signataires). Mais le TCE a des effets de bord, et dissuade les Etats européens d'endosser des politiques climatiques ambitieuses.

  2. L'OFEN sous-entend qu'une entreprise de droit européen ne peut plus attaquer un pays européen. C'est ce que propose une jurisprudence européenne de 2021. Mais rien n'empêche les multinationales de contourner ce problème en attaquant dans un tribunal privé hors de la juridiction européenne, ou en passant par une succursale en dehors de l'UE. Via la Suisse, par exemple.

  3. Plusieurs pays, comme le Royaume-Uni, auraient déjà rallumé leurs centrales fossiles. Mais est-ce une bonne raison pour que la Confédération se dédouane?

La vérité est sans doute plus prosaïque: la Suisse se sent vulnérable. Mercredi, Guy Pamelin lui-même mettait en garde contre des risques de pénuries de gaz l'hiver prochain. Quant au risque de black-out électrique, il est connu depuis l’automne dernier. Il en va de la sécurité énergétique du pays, argue encore l’OFEN: «La Suisse ne peut se permettre de retirer la protection à des investisseurs étrangers sur son unique raffinerie, la conduite qui approvisionne Cointrin en kérosène ou aux stations-service.»

Evidemment, le contexte géopolitique n’est pas favorable. La guerre en Ukraine qui a pris de court la communauté internationale et l’escalade des tensions avec la Russie qui menace concrètement l’approvisionnement en gaz et en pétrole. Mais l’actualité a bon dos: l’impératif de transition climatique est connu depuis des décennies. Quand les autorités cesseront-elles de faire semblant d’être surprises?

Le calendrier politique pourrait les y encourager. En 2021, le conseiller national Fabian Molina a déposé une motion appelant la Confédération à se retirer du traité. Le nouveau texte doit de toute façon repasser devant les chambres, puisqu’une nouvelle mouture a été validée (sur le principe) par les Etats signataires. Charge aux parlementaires de donner leur blanc-seing, ou de mettre un coup de pied dans la fourmilière

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