Climat: Qui aura la peau du scandaleux traité sur l'énergie?
Il est presque inconnu du grand public. Et pourtant, le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) est l’une des plus grandes menaces qui pèsent sur l’accord de Paris. Juridiquement contraignant, il protège les investissements industriels dans le secteur de l’énergie — fossile ou verte, sans distinction. Certains, comme la dessinatrice allemande Céline Keller, n’hésitent pas à le dépeindre comme un super vilain à mettre hors d’état de nuire.
Plusieurs acteurs s’attellent pourtant à tuer le monstre. Un processus houleux de modernisation du traité, conduit par Bruxelles, doit aboutir le 24 juin – sans garantie aucune. En parallèle, cinq jeunes Européens victimes du changement climatique, dont une Suissesse, déposent aujourd’hui un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Pourquoi le TCE fâche. Cet obscur accord international, conclu dans le sillage de la chute du bloc soviétique il y a près de 30 ans, compromet sérieusement la capacité des Etats à mener des politiques climatiques ambitieuses. Et pour cause: s’ils décident de sortir du charbon, du nucléaire ou encore de mettre en place des subsides pour encourager les renouvelables, ils peuvent être attaqués par des investisseurs basés dans d’autres pays signataires du traité. Ces affaires sont jugées à huis-clos devant des tribunaux privés, qui accordent souvent des milliards d’argent public aux industriels de l’énergie fossile.
Un traité obsolète et dangereux. Le traité est né dans les années 90, entre guerre du Golfe et fin de l’URSS. L’enjeu: protéger les investissements européens dans le domaine de l’énergie situés dans les pays de l’ancien bloc soviétique, et dépasser les divisions entre Europe de l’Est et de l’Ouest, analyse Yamina Saheb, lanceuse d’alerte sur le TCE et co-autrice du dernier rapport du Giec, dans un livre blanc publié par le think tank OpenExp.
Selon les calculs de Yamina Saheb, le traité pourrait coûter aux Etats jusqu’à 1400 milliards de dollars à l’horizon 2050 en dédommagement dû aux industriels.
Maintenant que l’urgence à réduire les émissions de CO2 est actée par la plupart des Etats, le traité a perdu sa raison d’être. Pire, il entrave leur capacité à légiférer contre les énergies fossiles. Attaqués au titre du TCE, les Etats en sont réduits à payer des milliards aux industriels (ou à leur céder plusieurs milliards à l’amiable pour éviter d’être attaqué, comme l’Allemagne), lorsqu’ils ne préfèrent pas tout simplement réduire la voilure des lois en discussion (comme la France en 2018) pour limiter le risque.
Un tel traité ne pourrait-il pas avoir un intérêt pour préserver la sécurité énergétique européenne, dans le contexte de la guerre en Ukraine? Même pas: Moscou a dénoncé le traité en 2009, et surtout, ce dernier est difficile à faire appliquer en cas de conflit militaire, décrypte Yamina Saheb.
Suite à la sortie de la Russie, une politique ambitieuse d’extension du traité vers l’Afrique et l’Asie – où dorment de vastes réserves en énergie fossiles – a été menée. Au risque d’enfermer toujours plus d’acteurs dans un pacte faustien avec l’industrie du carbone.
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Car au bout du compte, ce sont bien les citoyens qui payent les sommes faramineuses réclamées par les industriels aux Etats. Mathilde Dupré, co-directrice de l’Institut Veblen (un think tank français), souligne:
«Le TCE est une forme d’assurance vie pour les investisseurs dans l’énergie fossile, qui décourage les actions politiques contre le changement climatique, et détourne les impôts des citoyens des investissements nécessaires pour respecter les engagements climatiques internationaux et protéger les vies humaines.»