Climat: l’objectif zéro émission pourrait entrer dans la loi pour la première fois

Des initiants de l'initiative pour les glaciers se rendent à une commémoration pour le glacier du Pizol qui disparaît, dans le canton de Saint-Gall, le dimanche 22 septembre 2019. | KEYSTONE/Gian Ehrenzeller

C’est une note d’espoir pour la politique climatique suisse. Le contre-projet indirect à l’initiative pour les glaciers pourrait, pour la première fois, inscrire l’objectif de «zéro émission nette» de gaz à effet de serre d’ici à 2050 dans une loi fédérale. Le 14 juin 2022, le Conseil national se prononcera sur le texte (la décision a été reportée au 15 juin, ndlr.)

Pourquoi c’est porteur d’espoir. Le vote populaire sur l’initiative pour les glaciers («Pour un climat sain») et sa traduction en loi demanderaient encore beaucoup de temps. Le contre-projet indirect est quant à lui déjà une loi-cadre. En cas de retrait de l’initiative, le texte pourrait peut-être entrer en vigueur dès l’hiver 2022, ce qui en fait un levier d'action rapide pour le climat.

Elaboré par la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie du Conseil national (CEATE-N), le texte reprend la majorité des points de l’initiative pour les glaciers, en visant la neutralité carbone (zéro net) d’ici 2050, et des émissions négatives (négatif net) après ce délai – signifiant que la Suisse devra alors absorber davantage de CO2 qu’elle n’en émet. Pour respecter ces engagements, des objectifs nationaux intermédiaires et des valeurs indicatives par secteurs (transports, industrie, bâtiments…) sont définis.

Une avancée pour le climat. «On est positivement surpris!», se réjouit Michèle Andermatt, responsable politique à l’Association suisse pour la protection du climat, qui a déposé l’initiative pour les glaciers le 27 novembre 2019. «Il s’agit de l’avancée la plus importante vers une politique climatique depuis le dépôt de l’initiative.»

Des écueils demeurent néanmoins. Par exemple, l’aviation et la navigation internationales ne sont pas comprises dans les objectifs intermédiaires, bien qu’elles doivent atteindre le zéro net en 2050. L’interdiction des énergies fossiles – revendiquée par les initiants – a quant à elle été remplacée par une «réduction» de celles-ci. Il est ainsi prévu de tenir compte de la situation particulière des régions de montagne et périphériques, souvent moins bien desservies par les transports publics. Michèle Andermatt souligne:

«Le contre-projet indirect peut encore être amélioré. Il ne suffira pas à limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C, mais il est encourageant et mettrait la Suisse sur la bonne voie.»

Des chantiers climatiques. Comme chantiers phares, le projet de loi prévoit notamment:

  • Un programme extraordinaire pour remplacer les chauffages à énergies fossiles – soutenu par la Confédération à hauteur de 2 milliards de francs au total sur dix ans.

  • Un soutien financier de 1,2 milliard de francs sur six ans pour encourager les entreprises à miser sur la technologie et l’innovation pour atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Les émissions indirectes, liées à la consommation d’énergie, seront également comptabilisées.

Au programme notamment: l’adaptation aux changements climatiques en Suisse et la réorientation des flux financiers pour qu’ils soient compatibles avec les engagements climatiques. Les administrations fédérales, cantonales et les entreprises proches de la Confédération seront tenues de jouer un rôle modèle, en atteignant la neutralité carbone dès 2040.

Le Conseil fédéral soutient le projet. Le 3 juin dernier, le Conseil fédéral s’est prononcé en faveur du contre-projet indirect. Il s’oppose néanmoins à l’encouragement financier de l’innovation et de la technologie, estimant que 200 millions de francs par an (pendant six ans) serait «trop coûteux». Pour Delphine Klopfenstein, membre de la CEATE-N et conseillère nationale verte, cet argument est «inentendable»:

«Quand on sait que la crise climatique coûtera beaucoup plus cher que les investissements visant à l’atténuer, on ne peut pas se permettre de ne pas mettre tous les moyens en œuvre pour inverser la tendance. L’innovation fait partie de ces pistes.»

La conseillère nationale salue le contre-projet indirect qu’elle qualifie de «victoire d’étape», bien qu’elle préfèrerait voir l’échéance du net zéro avancée à 2040: «Le dernier rapport du Giec est clair: il parle de trois ans pour agir. Une neutralité carbone dans trente ans est trop lointaine.» Elle regrette notamment l’omission du secteur de l’agriculture, biffé par la majorité de la commission: «Ce secteur abrite un grand potentiel de réduction des émissions, notamment avec l’agroforesterie qui contribue à développer des puits de carbone.»

A renfort de technologies? Si le contre-projet indirect vise à réduire «autant que possible» l’utilisation des énergies fossiles, il prévoit d'atténuer les émissions résiduelles «inévitables» – générées notamment par l’agriculture ou  l’incinération des déchets – par la capture et le stockage du carbone (CSC) et de les compenser par des technologies d’émissions négatives (NET).

Quelques définitions:

  • Le CSC filtre le CO2 directement depuis la sortie de cheminées d’usines d’incinération ou de cimenteries, pour éviter qu'il parvienne dans l’atmosphère, et pour ensuite le stocker dans le sous-sol.

  • Les NET, quant à elles, retirent – par des procédés biologiques ou techniques – le CO2 déjà présent dans l’atmosphère, par exemple en plantant des arbres, en adaptant les pratiques agricoles, ou en filtrant l’air avec de grands ventilateurs.

Ces technologies sont néanmoins à prendre avec précaution, comme le souligne Augustin Fragnière, spécialiste en politique climatique au Centre de compétences en durabilité de l’Université de Lausanne:

«La plupart de ces technologies sont encore au stade de modèle ou de prototype et il demeure beaucoup d’inconnues sur leur potentiel réel. Elles sont souvent coûteuses, gourmandes en énergie et en surfaces – et peuvent entrer en compétition avec l’agriculture et la biodiversité.»

Si le chercheur se dit agréablement surpris par l’ambition du contre-projet indirect, il reste prudent sur certaines formulations:

«Il est mentionné que les réductions d’émissions doivent être “économiquement supportables”. Ce terme ouvre une brèche qui pourrait desservir des mesures ambitieuses et réalisables, pour autant qu’on s’en donne les moyens.»

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Un drapeau de l'initiative pour les glaciers flotte à côté du drapeau suisse, au glacier du Schreckhorn, dans les Alpes bernoises. | Association suisse pour la protection du climat

Compenser à l’étranger, en dernier recours. Si la neutralité carbone en 2050 doit autant que possible être atteinte par des mesures réalisées en Suisse, le contre-projet indirect prévoit 10% de réductions à travers des technologies d’émissions négatives (NET) et des compensations à l’étranger. Après le Pérou, le Sénégal, le Ghana, la Géorgie, le Vanuatu et l’île de la Dominique, la Suisse vient ainsi de conclure un nouvel accord avec la Thaïlande pour compenser ses émissions de CO2 en finançant des projets à l’étranger.

Des mécanismes à traiter avec prudence, selon Delphine Klopfenstein: «A court terme, des procédés comme la compensation carbone ou le stockage du CO2 peuvent s'avérer utiles, mais ils ne devront en aucun cas remplacer, ou affaiblir, les objectifs de réduction des émissions territoriales. A long terme, compenser à l’étranger n’aura plus aucun sens, car tous les pays auront atteint le net zéro.»

Lire aussi: COP26: «La Suisse fuit ses responsabilités climatiques avec la compensation carbone»

Sobriété, oubliée. Si le projet de loi mise sur l’efficacité énergétique et technologique pour atténuer le réchauffement climatique, il n’affiche aucun objectif de réduction de la consommation. Pourtant, le dernier rapport du Giec soutient qu’une réduction de la demande – en passant par des changements de comportements et d’infrastructures – pourrait réduire les émissions de GES de 40 à 70% d’ici à 2050. Le 16 juin prochain, le Conseil des Etats se prononcera d’ailleurs sur une motion incitant aux économies d'énergie en changeant les habitudes de consommation.

Pour Augustin Fragnière, miser sur la réduction de la consommation permettrait de limiter le recours à des technologies coûteuses, et incertaines:

«Si on veut limiter au maximum l’usage des technologies à émission négative – ne serait-ce que par prudence – on a tout intérêt à agir sur tous les leviers, dont la réduction de la demande qui permet de réduire les émissions de manière efficace et durable.»

Pour Delphine Klopfenstein, il sera à terme indispensable de trouver un équilibre entre efficience et sobriété énergétiques:

«La réduction de la consommation est un point manquant, mais qui pourrait aisément être développé par la suite. Le Parlement à toutes les clés en main pour élaborer un cadre légal favorisant les éco-gestes.»

Avant d’ajouter:

«Ce contre-projet indirect met le Parlement sur les bons rails. Cela ne signifie pas que l’objectif est atteint. C’est une étape nécessaire, mais qui ne suffira pas à elle seule. Maintenant il faut avancer.»

Une loi d’ici l’hiver? Le contre-projet indirect fixe des objectifs à atteindre. Les mesures concrètes figureront, entre autres, dans la prochaine loi sur le CO2, actuellement en révision.

  • Si le Conseil national accepte le contre-projet indirect le 14 juin, ce sera au tour du Conseil des Etats de se prononcer en septembre 2022. D’ici l’hiver, un contre-projet définitif pourrait voir le jour.

  • Si l’initiative pour les glaciers est retirée ou rejetée (la date de la votation n’a pas encore été fixée), et qu’aucun référendum n’est lancé pour s’y opposer, le texte entrera immédiatement en vigueur.

Michèle Andermatt, responsable politique à l’Association suisse pour la protection du climat, se dit confiante, mais prudente:

«Le comité d’initiative attend le texte final pour prendre une décision quant au retrait ou maintien de l’initiative pour les glaciers. Si les exigences fixées venaient à être affaiblies, le contre-projet serait insuffisant. On espère au contraire que celles-ci seront rehaussées, notamment pour inclure le secteur de l’aviation dans les objectifs intermédiaires.»