Climat: choisir l'optimisme est-il vraiment insensé?

Un lecteur de Heidi.news s'agace de notre couverture du Manifeste pour une écologie de l'espoir d'Antonio Hodgers, qu'il juge empreint d'un optimisme béat pas vraiment de saison. Voici notre réponse.

Des personnes de l'association La Marche Bleue se sont baignées dans les eaux froides de la Sarine, le 5 mars 2023 à Fribourg, pour demander que la Suisse respecte ses engagements climatiques. | Keystone / Jean-Christophe Bott

Votre question. Par courriel, un fidèle lecteur de Heidi.news, par ailleurs acteur du monde académique, nous interpelle quant à une récente newsletter consacrée au manifeste pour une écologie de l’espoir écrit par Antonio Hodgers. Il ne mâche pas ses mots:

«Je suis de ceux qui pensent que la culpabilisation seule ne fonctionne pas pour changer les comportements, mais tout de même, lorsque je lis vos mots, je tombe de ma chaise:

"Ouf! On pourra encore vivre heureux avec quelques degrés de plus. Quelques? Pas seulement les 1,5 ou 2°C recommandés par le GIEC: avec 4 voire 5 degrés Genève aura le climat de Naples. Il y a pire.

Quelqu’un a-t-il au moins ouvert un rapport du GIEC ? C’est proprement insensé de minimiser ainsi le risque de voir les températures s’envoler au-delà de 1,5°C d'augmentation. (...)

La notion de "température moyenne du globe" ne reflète pas une mesure réelle de température. C'est un paramètre introduit par les climatologues pour représenter de manière compréhensible l'augmentation du pouvoir radiatif de l'atmosphère, qui a un effet direct sur l'énergie qui y est stockée. (...)

“Quelques degrés", cela représente une transformation cataclysmique des conditions de vie sur Terre. (…)

Ces analyses sont complètement naïves et simplistes. Comment croire que ce que l’on aurait dû faire POUR éviter la catastrophe va advenir comme par enchantement GRÂCE à la catastrophe?

Et comment penser la crise écologique en ne la considérant que sous l’angle des températures ? Rien sur l’effondrement de la biodiversité, sur le franchissement des limites planétaires en général, sur les effroyables déplacements de populations que la montée des océans et la désertification vont entraîner.»

La réponse de Sarah Sermondadaz, journaliste sciences et climat à Heidi.news. Cher Monsieur, merci pour votre message qui souligne, je pense, une des tensions au cœur de la lutte contre le changement climatique.

Une fois l’ampleur de la montagne à gravir décrite, comment prioriser les échelons à gravir? Comment donner envie d’entamer cette ascension rapidement, sans continuer de la reporter à des jours meilleurs? Car la tâche n’appartient plus seulement à une poignée d’alpinistes chevronnés qui décideraient de se lancer à la conquête de l’Everest ou du K2. C’est une aventure nécessairement collective. Et c’est là que les choses se compliquent…

Avons-nous lu les rapports du GIEC? Oui, plutôt deux fois qu’une.

  • La hausse des températures n’est pas uniforme partout dans le monde et entraîne des inégalités dans l’exposition à des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes? Nous avons écrit à ce sujet.

  • Est-il dangereux de penser en silos la crise de la biodiversité et celle du climat? Oui, nous l’avons écrit à plusieurs reprises, par exemple ici ou encore là-bas.

  • Ces degrés en plus – au dixième de degré près – ne sont-ils que des chiffres froids et dénués de sens?

La tension est réelle:

  • D’un côté, ils reflètent les tractations diplomatiques à n’en plus finir à l’occasion des conférences mondiales sur le climat, et la valse-hésitation des gouvernements lorsqu’il s’agit de les transcrire dans le droit national (on l’a vu en Suisse avec la saga de la loi sur le CO2, et maintenant de la loi climat).

  • Mais de l’autre, et c’est une tragédie, ils sont aussi une sentence de mort pour une partie des habitants de la planète – ce que nous écrivions à l’aube de la COP26.

Quant à Monsieur Hodgers, son propos, dans son Manifeste pour une écologie de l’espoir, est en réalité plus nuancé que ce que vous lui prêtez. Extraits choisis:

«La lecture des dernières prévisions du très sérieux GIEC nous rappelle que l’avenir sera celui des variations plus extrêmes: précipitations accrues dans certaines régions, stress hydriques, vagues de chaleur plus fréquentes, augmentation du niveau des océans mettant en danger les populations dans les secteurs inondables, chute de la biodiversité de l’ordre de 40 à 60% des espèces connues, etc. Les disparités régionales seront fortes et, sans protection accrue, ce sont les populations les plus pauvres qui pâtiront le plus du réchauffement global. L’optimisme ne s’affranchit pas du réalisme. (...)

Les experts ont modélisé plusieurs scénarios en fonction des émissions de gaz à effet de serre qui prévoient une augmentation globale de la température de 1,5 à 5 degrés, selon nos actions. Une part de ce futur dépend donc de nos actes à venir, mais une autre part est déjà écrite. En effet, le GIEC précise que « même si les concentrations de gaz à effet de serre étaient stabilisées, le réchauffement anthropique et l’élévation du niveau de la mer se poursuivraient pendant des siècles en raison des échelles de temps propres aux processus et rétroactions climatiques ».  (...)

Doit-on pour autant baisser les bras ? Surtout pas. Doit-on paniquer ? Non plus. Il n’y a pas de point de rupture définitif, il n’y a pas de seuil au-delà duquel on doit rendre les armes et chaque action qui permet de minimiser l’impact environnemental doit être prise. Au niveau climatique, 5 degrés de plus ont bien plus d’impact que 4, que 3, que 2 ou que 1,5. »

Vous posez toutefois la bonne question: «Comment croire que ce que l’on aurait dû faire POUR éviter la catastrophe va advenir comme par enchantement GRÂCE à la catastrophe?»

Ce qui m’évoque le paradoxe du «catastrophisme éclairé», qui est au cœur des travaux du philosophe français Jean-Pierre Dupuy. Son propos, ici à l’antenne de France Inter en 2020, mérite qu’on s’y attarde:

«Les deux certitudes, qu'elles soient pessimiste et optimiste, sont dans tous les cas à éviter complètement car seul celui qui voit le péril et ne l'oublie pas un seul instant se montre capable de se comporter rationnellement et de faire tout son possible pour l'exorciser. Il ne faut pas clore l'avenir. Il faut certes annoncer le malheur, mais pour faire en sorte que celui-ci ne se produise pas.»

Ce qui vous a agacé, c’est le raccourci: «Ouf! On pourra encore vivre heureux avec quelques degrés de plus (...). Genève aura le climat de Naples, il y a pire», écrit dans son éditorial notre rédacteur en chef. Avant, cela dit, de poursuivre: «Mais ce n’est pas une excuse pour ne rien faire, parce que Naples aura le climat de Marrakech et Marrakech… on n’ose pas y penser.»

Parler de Genève pour évoquer une crise évidemment globale est avant tout un procédé narratif: le choix délibéré d’une micro-focale qui parle au lecteur pour l’aider à voir le verre à moitié plein. Sur le plan des faits:

  • Le réchauffement climatique en Europe a jusqu’à présent été deux fois plus rapide que la moyenne mondiale.

  • A cet égard, l’Italie sera vraisemblablement plus touchée que la Suisse en 2050, car elle part de températures plus élevées.

Relater nos moyens d’actions sur la crise climatique d’une façon qui redonne espoir, en redonnant l’envie d'agir, c’est précisément ce qu’a essayé de faire Antonio Hodgers dans son manifeste.

Au fond, c’est aussi une tâche qui échoit à nous autres journalistes: nous devons inventer de meilleurs narratifs face à la crise climatique. L’inertie générale impose d’expérimenter d’autres formes de storytelling, qui sortent de la dichotomie traditionnelle entre le catastrophisme et le solutionnisme.

Lire aussi: L’urgence, c’est d’inventer de meilleures façons de raconter le climat

Mais la bonne recette avec le dosage optimal entre optimisme et pessimisme reste sans doute à inventer — sinon, nous n’en serions pas là. Voyons la littérature qui émerge à ce sujet comme un work in progress – à discuter, commenter et améliorer.