Un mécano à la Madoff
Fondamentalement, le problème à 4 milliards d’Axpo est lié à une règle financière. Un peu comme les hedge funds avec leurs appels de marge qui ont mis par terre Bernard Madoff, les électriciens doivent prouver qu’ils peuvent payer même s’ils n’ont à rien à débourser «en vrai». Or, le coût de ce système de garanties sur la vente future d’électricité a explosé à cause de l’envolée des prix du courant en Europe. Et cela alors que ces mêmes prix vont permettre à Axpo & Co d’engranger des bénéfices exceptionnels…
Cela tient aux mécanismes de marché des plateformes sur lesquelles les électriciens européens achètent des capacités électriques à l’avance. Très à l’avance même, puisque ces contrats sont passés jusqu’à cinq ans avant l’échéance de leur livraison.
Jusqu’à récemment, les prix de cette électricité tournaient autour de 50 euros le MWh. Étant donné qu’il n’est jamais sûr que ce prix soit celui du jour de livraison, les bourses électriques assurent ce qu’on appelle le risque de contrepartie en demandant à chacun de disposer dans ses comptes d’une somme garantissant la livraison de l’électricité. Quitte à l’acheter sur le marché dans le cas où ils ne pourraient pas la produire le jour de la livraison.
En clair, si un contrat est passé sur la base d’un prix de 50 euros le MWh, mais que le prix «futur» le jour de la livraison monte à 60 euros, le vendeur doit réserver des liquidités de 10 pour le cas où il serait incapable de fournir l’électricité promise et devrait donc l’acheter sur le marché.
Le hic, c’est que ces prix «futurs» sont passés d’un tranquille 50 euros à plus de 600 en moyenne pour 2023 — et même à près de 5000 euros sur le marché spot! Mathématiquement, les électriciens doivent donc augmenter leurs liquidités dans les livres comptables d’un facteur douze. Et vite, puisque cet équilibre doit être vérifié tous les jours. Comme on parle de térawattheures pour ces contrats, cela signifie des milliards à réserver pour le cas douteux où l’entreprise ne pourrait pas livrer l’électricité promise.
«Peanuts» pour la Suisse
Les quatre milliards avancés par la Confédération vont coûter très cher à Axpo. Vu les prix actuels de l’électricité, elle n’aura aucun problème à absorber ce surcoût usuraire dans la mesure où elle peut aussi vendre très cher l’électricité stockée dans ses barrages l’hiver prochain et les suivants. Pour la Suisse, ce sera donc «peanuts», selon l’expression d’un célèbre banquier.
Reste que cette situation invraisemblable d’une entreprise qui n’a probablement jamais été aussi profitable et qui se retrouve à devoir quémander une caution à la Confédération interroge sur la logique du marché de l’électricité. Et sur son besoin de réforme.
Longtemps mise en avant par la Conseillère fédérale Doris Leuthard, la priorité au marché est chamboulée par les besoins de la transition énergétique comme par la sécurité d’approvisionnement. Il est clair que le mix énergétique de la Suisse avec ses 60% d’électricité hydraulique en fait la victime idéale des aberrations du marché européen de l’électricité. Prévisible, l’hydroélectricité se stocke en effet dans les barrages. Cela en fait la candidate idéale pour des contrats «futurs».
La politique du strapontin vide
Axpo – comme Alpiq en décembre dernier et peut-être demain les BKW – n’est pas la seule entreprise électrique européenne à faire face à ce marché devenu fou. La Finlande a averti que ses entreprises électriques font face à une crise de type Lehman Brothers. En Grande-Bretagne, Centrica appelle le gouvernement à l’aide, tout comme les producteurs suédois et allemands. L’agence Bloomberg avance le chiffre vertigineux de 1500 milliards d’euros en besoin de garanties des électriciens européens!
L’origine de cette folie, c’est avant tout que le prix du gaz détermine celui de l’électricité. La guerre en Ukraine de Vladimir Poutine est ensuite passée par là. A Bruxelles, les négociations pour couper ce lien tragique entre prix du gaz et celui de l’électricité démarrent ce 7 septembre. Elles s’annoncent aussi difficiles que déterminantes pour Axpo et la Suisse. Mais notre pays n’aura même pas un strapontin pour faire valoir ses vues sur notre destin.