La monnaie est un attribut de la souveraineté de l’Etat. Son état est un reflet fidèle de la confiance que la population place dans l’avenir de son pays. Elle est «un lien entre le présent et l’avenir», disait John Maynard Keynes. Sur la scène internationale, la monnaie d’un pays incarne une forme de puissance, que l’on retrouve dans l’expression faussement anodine de «pouvoir d’achat».
C’est dans cette perspective qu’il faut lire la chute du rouble en ces temps de guerre.
La décision d’entrer en guerre a été prise dans un contexte inflationniste. Depuis le début de l’année 2021, la banque centrale de Russie luttait contre la hausse des prix. Son objectif, encore affiché aujourd’hui, est de la contenir à 4% par an. Or, elle atteignait déjà en décembre plus de deux fois ce niveau, ce qui a poussé la banque centrale à relever à plusieurs reprises son principal taux directeur, au risque de freiner le redémarrage économique du pays.
Un risque de système pour l’économie russe
Certes, l’inflation est aujourd’hui un phénomène mondial. Cela tient à la fois:
à la reprise post-pandémique de la demande,
aux difficultés à reconstituer les chaînes d’approvisionnement internationales après deux années d’incertitudes et de restrictions de mouvement des marchandises,
à la forte hausse des prix des matières premières sur des marchés financiarisés et spéculatifs
et aux programmes de rachat massif d’actifs par les banques centrales des grandes économies du monde qui ont conduit à une création monétaire sans précédent.
Mais en Russie, il faut ajouter à ces facteurs la défiance traditionnelle des Russes vis-à-vis de leur propre monnaie, entretenue depuis les années 1990 par des crises à répétition.
Combinées aux effets propres de la guerre, les sanctions ont approfondi cette défiance. Les entités russes sanctionnées ne peuvent plus désormais trouver de refinancement sur les marchés internationaux de capitaux, même pour 24 heures. Sept banques, dont la deuxième de Russie (VTB), n’ont plus accès au système Swift qui leur permet d’authentifier leurs ordres de virement internationaux. Etant donné la forte connexion du système bancaire russe avec le système international, cela revient à empêcher ces établissements de fonctionner. Ils représentent plus du quart des actifs bancaires du pays, ce qui crée un risque de réaction en chaîne pour l’ensemble du système.
Plus encore, le prêteur en dernier ressort qu’est la banque centrale de Russie ne peut plus mobiliser une partie de ses réserves en devises, gelées par les pays européens.
Poutine et ses conseillers impuissants
Dans le même temps, inquiétés par la tournure des événements, les acteurs économiques privés s’engagent dans des comportements qui aggravent la situation. Ils achètent tous les biens durables sur lesquels ils peuvent mettre la main, ils changent leurs roubles en dollars, en euros, en yens, en livres ou en francs suisses, ils tentent de placer leurs économies en bitcoins ou en tout autre crypto-actif qui leur paraît sûr, ils cherchent également à détenir de l’or.
Ce faisant, ils érodent davantage encore le pouvoir d’achat de leur propre monnaie: leur prophétie est devenue auto-réalisatrice. Contre cela, Vladimir Poutine et ses conseillers économiques ne peuvent rien. Les autorités financières ont:
haussé le taux directeur à 20% (plus haut que durant la dernière crise de change de 2014),
imposé aux exportateurs de céder à la banque centrale 80% de leurs recettes (davantage qu’en 1998, après le défaut souverain),
organisé le défaut sur la dette extérieure du pays (non seulement publique, mais aussi privée, ce qui n’avait pas été observé en 1998),
recommandé aux entreprises et banques russes de ne plus divulguer publiquement leurs résultats financiers (ce qui nous renvoie cette fois… à la période soviétique).
Mais rien n’y fait. Ces mesures accréditent au contraire le constat que la monnaie russe n’est plus sous contrôle, accélérant la fuite devant le rouble.
Un dilemme impossible
L’inflation a bondi, c’est certain, mais on ne sait pas trop à quel point. Les impayés vont suivre, créant une chaîne bloquante pour l’économie nationale. La Russie va se retrouver dans une situation monétaire digne des pires heures de la crise des années 1990:
Soit la banque centrale continue de respecter des principes de gestion rigoureuse de l’offre monétaire sur lesquels elle a fondé sa crédibilité, et dans ce cas le troc, les substituts monétaires*, les retards de paiement vont être la seule issue pour les agents financiers et non financiers face à la crise monétaire.
Soit elle tombe sous la coupe des plus durs partisans de l’économie de guerre, et dans ce cas elle ouvrira largement les vannes de la création monétaire, conduisant à une inflation à trois ou quatre chiffres, voire plus.
Dans tous les cas, la production chutera, les inégalités s’aggraveront, l’écrasante majorité de la population s’appauvrira.
Vladimir Poutine ne s’est jamais vraiment intéressé à l’économie. Il ne l’envisage que comme un instrument au service du pouvoir. Mais tout pouvoir politique a besoin de la monnaie pour exister. En détruisant le pouvoir d’achat du rouble, Vladimir Poutine crée les ferments de la destruction de son propre pouvoir.
* Dans les années 1990, les entreprises et régions de Russie avaient émis leur propre «monnaie», sous la forme de coupons ou tickets de rationnement.