Le dilemme libéral d'une «guerre juste» en Ukraine

Michel Porret

Dès le lundi 7 mars, Heidi.news invite à prendre de la hauteur par rapport à la guerre en Ukraine et son flot incessant d'informations. Pour cette «semaine des spécialistes», nous sommes partis à la recherche d’esprits aiguisés pour nous aider à mieux comprendre ce qui se joue là, sous nos yeux, à notre porte. Michel Porret est historien et professeur émérite à l'Unige. Il est spécialiste de l'époque moderne et des Lumières, notamment du droit de punir et de la culture juridique.

Pour Montesquieu, à lire L’Esprit des lois édité en 1748 dans la République de Genève, la vraie puissance du libéralisme politique réside dans la retenue et la modération. Il ne faut «point mener les Hommes par les voies extrêmes» afin de ménager leurs vies, écrit-il (L’Esprit des lois VI, xii). La force du glaive dans l’étui prévaut sur la faiblesse du glaive dégainé. Ce paradoxe de la juste et tempérée gouvernance politique, selon les Lumières, échappe au despote solitaire et spectral dans le palais impérial ou le bunker antiatomique.

Conquête et despotisme. A contrario, la gouvernance brutale et tyrannique des Hommes ne repose que sur la distillation sociale de la terreur. L’intimidation par la violence des peines atroces assoit l’autocratie, comme elle l’était en Russie tsariste avec le knout. S’y ajoute la culture de la guerre injuste, ce pilier lugubre de la démesure impériale et du nationalisme prédateur qu’illustre l'agression militaire russe au motif de «dénazifier» l’Ukraine… que gouverne un président juif.

En termes contemporains, le libéralisme de Montesquieu éclaire la culture politique du césarisme poutinien: «Lorsque la conquête est immense, elle suppose le despotisme» (L’Esprit des lois, XI, xvi). Si la guerre en Ukraine viole le droit international, aspire à l’anachronisme impérial, instaure en Europe les ténèbres du mal et cherche la déflagration avec l’Occident démocratique, elle escorte la répression intérieure des opposants aux pancartes pacifiques et des médias critiques. Entre deux fronts, le régime poutinien ne sait mener les individus que dans la brutalité captée du stalinisme et nostalgique de la «Grande Russie» tout autour du tsarisme.

Guerre totale. Ordinaire lieutenant-colonel du KGB, haïssant la démocratie, exalté par la folie du pouvoir absolu et l’esprit de la guerre totale, ayant depuis 2008 multiplié les coups de force armés et transformé par le feu et le sang la Syrie en terrain de manœuvres militaires, le despote Poutine (terreur intérieure, belligérance extérieure) avance implacablement, puisque la force des Etats libéraux, soucieux de ménager la vie des Hommes, réside dans leur faiblesse. Plus il est menaçant, plus nous refluons, même si le rapport des forces armées défavorise l’appareil militaire russe (budget militaire US 778 milliards de dollars en 2020; Europe 378 milliards; Russie, 62 milliards).

La question est ouverte: au-delà des sanctions économiques et des rétorsions symboliques dans le monde sportif ou culturel, comment endiguer la guerre injuste que mène Poutine, bravade nucléaire à la bouche? Pourtant, il faut stopper son armée quand la guerre totale saigne l’Ukraine, entre bombardement des villes, pilonnage des zones résidentielles, canonnade de la plus grande centrale nucléaire d’Europe et utilisation de munitions à fragmentation contre les civils.

La guerre juste. A la Renaissance, après Saint Augustin, s’affirme dans l’Europe absolutiste la doctrine juridique de la «guerre juste». Humaniste, théologien, diplomate, avocat et juriste néerlandais, Hugo Grotius (1583-1645) en est le plus important doctrinaire moderne, comme l’a montré à Genève l’historien Peter Hagenmacher dans Grotius et la doctrine de la guerre juste (PUF, 1983).

Voulant régler les relations internationales par le contrat de lois collectives qui prohibent la force ou la guerre entre les puissances, Grotius conçoit la «guerre juste» et défensive pour garantir le bien commun et moralement supérieur de la paix. Mais aussi pour défendre un Etat que menace la guerre barbare de conquête. Sa modernité morale ressort en 1625 de Le droit de la guerre et de la paix (De Jure Belli ac Pacis):

«Je voyais dans l'univers chrétien une débauche de guerre qui eût fait honte même aux nations barbares: pour des causes légères ou sans motifs on courait aux armes, et lorsqu'on les avait une fois prises, on n'observait plus aucun respect ni du droit divin, ni du droit humain, comme si, en vertu d'une loi générale, la fureur avait été déchaînée sur la voie de tous les crimes.»

Préméditée par le président russe, l’escalade armée contre Ukraine ne respecte plus aucun droit, ni international ni humain. Depuis le 24 février 2022 vers cinq heures du matin, minute après minute, quasiment en direct, sonore et visuel, le journal de la guerre totale et de la résistance épique des Ukrainiens démontre le déchaînement de la «fureur», voie à maints crimes contre l’humanité.

Légitime défense. Après l’épuisement de l’arsenal diplomatique et l’échec des négociations de «cessez-le-feu» définitif, la guerre juste selon Grotius peut-elle stopper la guerre poutinienne au prix d’un Apocalypse now au cœur de l’Europe? Insoluble et tragique, ce dilemme est celui du libéralisme, dont la force dans la faiblesse ménage la vie des Hommes. En brisant la paix continentale, le maître totalitaire du Kremlin ne l’ignore pas. La prudence démocratique favorise son aventurisme belliqueux. Il sera élevé le prix à payer pour renverser le rapport de force entre la démocratie pacifiée et le despotisme militariste de Poutine.

Ecoutons encore Montesquieu (L’Esprit des lois, X, ii), ce fantôme illustre du libéralisme des Lumières:

«La vie des Etats est comme celle des hommes. Ceux-ci ont le droit de tuer dans le cas de défense naturelle; ceux-là ont le droit de faire la guerre pour leur propre conservation.»

Comment utiliser la légitime défense démocratique contre le bellicisme poutinien? De quelle façon soutenir le peuple ukrainien qui monte au feu pour sa «propre conservation»? Le dilemme libéral de la guerre juste reste entier. Sur l’horizon post-pandémique et printanier, émerge peut-être le péril du conflit généralisé.