Le cosmisme, ce courant intellectuel qui infuse le nationalisme russe

Ilya Platov

Dès le lundi 7 mars, Heidi.news invite à prendre de la hauteur par rapport à la guerre en Ukraine et son flot incessant d'informations. Pour cette «semaine des spécialistes», nous sommes partis à la recherche d’esprits aiguisés pour nous aider à mieux comprendre ce qui se joue là, sous nos yeux, à notre porte. Ilya Platov est maître de conférence à l’Institut des langues et des civilisations orientales. Spécialiste de l’histoire des idées en Russie, il décrypte l'influence du cosmisme russe, qui entend réconcilier spiritualité et science, dans le paysage idéologique contemporain.

«Qui sera le prochain?» s'est interrogé Ferit Hoxha, ambassadeur de l’Albanie à l'ONU, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le président Volodymyr Zelensky a prédit que la prochaine cible de Vladimir Poutine serait la Moldavie. La Géorgie, la Finlande, les Pays baltes et la Pologne s’inquiètent des ambitions de leur voisin russe.

Alors que le monde observe avec anxiété les évènements en Ukraine et tente de deviner les intentions de Vladimir Poutine, il est temps de s’intéresser aux idées et aux discours fondateurs de l’identité russe qui ont émergé au cours des dernières décennies. Au premier rang desquels le «cosmisme russe», un courant intellectuel et idéologique qui émerge dans les années 1970-1980 et qui occupe une place non négligeable dans le paysage intellectuel et idéologique contemporain.

Unité du monde. Dans la Russie postsoviétique, le cosmisme est souvent envisagé comme une vision du monde spécifiquement russe fondée sur le principe de l’uni-totalité (vseedinstvo), l’intuition de l’unité organique de la totalité du monde supérieure à l’individualisme occidental. Il se trouve instrumentalisé pour exalter la russité.

Le cosmisme russe postule l’existence d’une tradition de «pensée cosmique» en Russie et est parfois envisagé dans un sens plus large, comme une vision du monde, une mentalité propre à la Russie.

Ressusciter les ancêtres. On considère communément que le précurseur du cosmisme russe est Nikolai Fiodorov (1829-1903), l’auteur de la Philosophie de l’œuvre commune, une utopie grandiose et audacieuse: il s’agit de réaliser l’immortalité et ressusciter les ancêtres grâce à la science pour ensuite peupler les espaces stellaires et contrôler le mouvement de la Terre transformée en «navire» stellaire (zemnohod).

Fiodorov se considérait comme chrétien orthodoxe, partisan d’un christianisme actif et, à l’époque soviétique, ses écrits étaient interdits et lus par la dissidence religieuse.

Conquête spatiale. L’autre figure importante est Konstantin Tsiolkovski (1857-1935), l’un des pères de l’astronautique soviétique, qui était aussi un philosophe autodidacte visité par l’ange du bizarre. Comme Fiodorov avant lui, il était animé par le souci de concilier la science et la religion.

Pour l’humanité, l’exploration spatiale est une étape dans la montée vers l’accomplissement cosmique. Tsiolkovski acquit la notoriété en tant que vulgarisateur hors pair, qui a réussi à se faire accepter par l’establishment soviétique, et devint de son vivant une icône pour l’astronautique naissante.

Le sens de notre présence dans l’univers. Pour compléter le tableau, il faudrait aussi citer le nom du géochimiste Vladimir Vernadski (1863-1945) avec sa notion de «noosphère», une phase nouvelle de l’évolution planétaire dirigée par la volonté humaine consciente, ainsi que celui d’Alexandre Tchijevski (1897-1964), fondateur de «l’héliobiologie» censée étudier l’influence de l’activité solaire sur la biosphère et l’activité humaine.

Le cosmisme chez ces penseurs se présente surtout comme un anthropocentrisme prométhéen radical de la conquête de la nature et du dépassement des limites de l’humain, qui s’inscrit dans la riche tradition utopique russe et qui entend réconcilier la religion, la spiritualité, et la science et la technique. Il tente d’articuler une réponse à la question de l’immortalité et du sens de la présence de l’homme dans l’univers.

Soutien des autorités russes. Dans la Russie post-soviétique, en mal d’utopie et privée d’idéologie unificatrice, le cosmisme est conçu comme une composante d’une nouvelle «idée russe» censée assurer un fondement métaphysique à l’existence collective, d’allier tradition et progrès. Ainsi, l’héritage de Tsiolkovski et dans une moindre mesure Fiodorov est parfois invoqué pour légitimer le programme spatial russe en le reliant à un patrimoine spirituel autochtone.

Pendant la Guerre froide, le culte de Tsiolkovski était déjà soutenu par le complexe militaro-industriel russe; aujourd’hui, les «Rencontres Tsiolkovski» annuelles (organisées depuis 1966) et les «Rencontres Fiodorov» (depuis 1988) sont un lieu de rencontre pour toute sorte de penseurs non-conformistes sous le regard bienveillant des autorités politiques.

Le cosmisme russe est récupéré par les nationalistes russes (le philosophe Arséni Goulyga, l’écrivain Alexandre Prokhanov). Il est en ce sens proche de l’eurasisme, une idéologie sur une base nationale qui concilie les acquis du régime soviétique avec l’Orthodoxie, et voit dans la Russie une civilisation à part qui réalise la synthèse de l’Orient et de l’Occident de par sa situation géographique médiane. La Russie serait historiquement et géographiquement prédestinée à développer une sensibilité particulière pour les espaces infinis à conquérir.

Potentiel totalitaire. La globalisation et le progrès technologique ont donné au cosmisme russe un nouveau souffle au cours des dernières décennies. Grâce à Internet, les idées des cosmistes russes traversent les frontières et sont à présent attentivement étudiées au sein de la mouvance transhumaniste et New Age en Occident, les partisans de l’écologie radicale («l’hypothèse Gaïa»), etc. Fiodorov est considéré aujourd’hui comme l’un des prédécesseurs du transhumanisme.

Les critiques du cosmisme s’inquiètent au sujet de son potentiel totalitaire, dans la mesure où l’accomplissement de l’individu y est subordonné à un projet unique et universel, une «nouvelle doctrine russe qui menace de faire le salut du monde» (M. Hagemeister). Il est certainement aujourd’hui un élément constitutif d’une idéologie nationale en formation.

Malgré son caractère utopique et irréaliste, le cosmisme russe n’est cependant pas prêt à disparaître: il apporte une réponse à tous ceux qui récusent le dualisme de la matière et de l’esprit et ressentent le besoin de trouver un sens à la présence de l’homme dans l’univers. Ainsi qu’à tous ceux aussi qui, en Russie, sont en deuil d’un projet collectif et d’une vision d’avenir optimiste.