Une décision de justice relance l’affaire Bouvier-Rybolovlev

Le procureur genevois Yves Bertossa avait demandé le classement de l'affaire mais le Ministère public devra bel et bien se replonger dans les dossiers (archives). | Keystone / Salvatore Di Nolfi

Nouveau rebondissement dans l’affaire Bouvier-Rybolovlev, qui avait fait l’objet de notre enquête «Le renard et l’oligarque». La chambre pénale de recours de la Cour de justice de Genève a ordonné au Ministère public de rouvrir le dossier qui avait été classé par le procureur Yves Bertossa en septembre 2021.

Pourquoi c’est important. Ayant démarré en 2015 à Monaco, l’affaire Bouvier-Rybolovlev pourrait rebondir à Genève avec cette décision qui redessine la possibilité d’un procès. Pour rappel, l'oligarque russe reproche au Genevois de l’avoir escroqué de près d’un milliard de francs lors de l’achat de 38 tableaux pour un total de 2 milliards d’euros.

Les deux hommes se livrent une guerre sans merci depuis 2015, avec des procédures juridiques aux quatre coins de la planète (Singapour, Monaco, New York et Genève) et une pléthore d’avocats et de détectives engagés de chaque côté.

Un partout, balle au centre. Après une série de victoires judiciaires pour Yves Bouvier, c’est au tour de Dmitry Rybolovlev d'obtenir un succès d’étape. Dans une décision de 30 pages, la chambre pénale de recours donne partiellement raison aux avocats du Russe. Si elle refuse leur demande de déni de justice en considérant que le Ministère public a instruit cette affaire complexe de manière raisonnée, elle ne manque pas de s’interroger sur les raisons qui ont poussé le procureur Yves Bertossa à la classer.

En substance, le procureur affirmait que l’annulation du procès à Monaco avait vicié les pièces dont disposait la partie plaignante. Il considérait également que même si le Ministère public poursuivait ses investigations, il finirait par constater qu’Yves Bouvier n’avait commis aucun acte répréhensible. Il arguait ensuite du manque d’intérêt public pour instruire le dossier et, enfin, que la condition de l’escroquerie, à savoir l’astuce, n’était pas remplie dans ce dossier, les rapports entre Bouvier et Rybolovlev n’étant pas assez clairs.

Le détail de la décision. Dans l’ensemble, la cour a contesté l’interprétation du procureur. En particulier l’idée que le processus judiciaire de Monaco et les interférences du clan Rybolovlev durant la procédure auraient entraîné un «empêchement de procéder». La cour écrit ainsi: «(...) Le Ministère public voit, dans les vices ayant affecté la procédure pénale monégasque, des raisons de clore celle menée à Genève. Cette approche surprend.»

De même, elle constate que l’intérêt public existe, «le prétendu dommage causé aux recourantes approchant le milliard de francs suisses». Enfin, elle ne semble pas convaincue par la théorie d’Yves Bouvier concernant les 2% qu’il percevait sur chaque vente. «Si le montant du forfait facturé par le prévenu aux recourantes est demeurée inchangé entre 2003 et 2014 (2% environ du prix des ventes), le libellé de la rétribution a, lui, varié, passant de "commissions" (avant 2010) à "travaux de recherches en relation avec l'acquisition du tableau" (en 2010), puis à "divers travaux administratifs et due diligence" (dès 2011). Aussi le prévenu ne convainc-t-il pas lorsqu'il affirme que ce forfait correspondrait à des prestations qu'il aurait toujours accomplies/offertes postérieurement à la vente des objets d'art litigieux», écrit la cour.

Pression accrue. Alors que, guerre de communication oblige, les deux parties se sont déclarées victorieuses dans leurs communiqués de presse respectifs, la véritable perdante de cette affaire pourrait être Tania Rappo. L’ancienne confidente des Rybolovlev et apporteuse d’affaires d’Yves Bouvier avait jusqu’à présent été relativement épargnée par le procureur, qui ne l’avait même pas mentionnée dans sa décision de classement, laissant penser qu’il ne retiendrait pas de charges contre elle quoi qu’il arrive.

Dans son arrêt, la cour refuse l’idée d’un classement implicite pour Tania Rappo, qui a reçu près de 100 millions d’euros de commissions, mais également pour l’ancien associé d’Yves Bouvier, Jean-Marc Peretti, qui aurait lui perçu environ 80 millions d’euros de commissions. Elle déclare qu’il «appartiendra au procureur, dès lors que la cause lui est renvoyée, soit d'instruire les éventuelles infractions imputées à MEI (une des sociétés contrôlées par Yves Bouvier, ndlr.), soit de rendre une ordonnance formelle de non entrée en matière, un prononcé implicite étant prohibé».

Ainsi, Tania Rappo, qui était jusqu'à présent considérée uniquement comme une personne appelée à donner des renseignements, pourrait voir sa position changer et se retrouver sur le banc des accusés elle aussi. Ce changement de statut conduirait alors potentiellement à un gel de ses avoirs, puis possiblement une confiscation. Selon plusieurs sources, elle serait tenue pour responsable de l’échec de l’accord négocié durant de longs mois entre les camps Rybolovlev et Bouvier à l’été 2021.

Il se murmure également que le nœud du problème résidait dans la procédure américaine contre Yves Bouvier et Sotheby’s. Craignant une future mise en cause, celle qui est par ailleurs la marraine de l’un des enfants du couple Rybolovlev aurait souhaité ajouter une clause à ce sujet dans l’accord qui aurait instauré une paix des braves et poussé chaque partie à retirer ses plaintes, Rybolovlev en Suisse et Bouvier et Rappo à Monaco.

Le procureur Yves Bertossa souhaitant toujours un accord, selon plusieurs sources consultées, une mise en accusation et des auditions de Tania Rappo pourraient être les prochains actes d’instruction, afin d’augmenter la pression sur cette dernière. Contacté, son avocat Pierre-Damien Eggly a refusé de commenter les termes des négociations qui ont eu lieu l’été passé, mais nie toute responsabilité de sa cliente dans l’échec des négociations. Il déclare «prendre note de la décision qui ne change pas la position de notre cliente» tout en restant «confiant de l’issue de cette procédure».

  • Article modifié le 30 juillet (la société MEI est contrôlée par Yves Bouvier)