Une jeunesse bloquée
C'est un peu au sud de la capitale, dans un village du sahel aux abords du Nil bleu, qu'il a situé cette première fiction, librement inspirée d'une nouvelle de son compatriote Hammour Ziada (Sleeping at the Foot of the Mountain). Lors d'une grande réunion religieuse, Sakina est venue chercher la bénédiction de l'imam pour son garçon nouveau-né, Muzamil. C'est alors qu'un derviche s'écroule juste à côté, lui valant la prédiction que l'enfant ne vivra pas plus de vingt ans. Un peu plus tard, le père décide de partir travailler une année à l'étranger, ce qui ne fait que rendre Sakina plus protectrice de son fils unique. Muzamil grandit ainsi à l'écart des enfants de son âge qui le moquent comme «le fils de la mort», sauf la petite Naima qui l'aime bien.
Après un grand saut temporel, nous retrouvons Muzamil à 19 ans. S'il envoie de l'argent et parfois des nouvelles, son père n'est jamais rentré. Quant au garçon, il a trouvé un refuge à l'école coranique et un travail chez un épicier. Devenue une belle jeune femme, Naima espère visiblement plus de leur amitié, mais Muzamil n'ose rien envisager, comme bloqué par la funeste prédiction. Chargé de lui livrer de l'alcool, il commence surtout à fréquenter un homme «de mauvais vie», Suleiman, qui vit à l'écart avec une prostituée. Peu à peu, cet ancien caméraman revenu au village après avoir beaucoup bourlingué devient presque un père substitution. Mais un jour, le vrai père de Muzamil réapparaît et ce dernier se trouve confronté à une série de choix, cruciaux pour son avenir – ou pas.
L'expression d'une nécessité intérieure
De toute évidence, il y a une dimension symbolique à ce récit d'apprentissage pas comme les autres. Cette prédiction qui rogne les ailes à Muzamil dès sa naissance vaut en fait pour tout l'ordre religieux qui pèse sur le pays. Mais plutôt qu'une attaque frontale, le cinéaste a l'intelligence d'en faire une affaire de choix, sans mépris pour ceux qui s'accommodent de leur carcan. Ainsi de Sakina, qui a dédié une pièce de leur maison au décompte des jours d'absence de son mari, à moins que ce ne soit ceux qui restent à vivre à son fils. De son côté, Muzamil est de plus en plus tiraillé. Si l'hypocrisie d'un nouvel imam qui admire son torse musclé ne lui apparaît pas forcément, les bouts de films que lui projettent Suleiman lui offrent une fenêtre sur un autre monde et l'éloignent lentement mais sûrement des études coraniques. Le «péché» est-il vraiment si grave? Et si le mariage prématuré était un autre danger? Mais qu'est-ce qui a donc éloigné son père? Et brisé Suleiman?
Rien n'est évident dans ce beau film, qui n'oublie pas non plus la part du rêve. Mais ce qui vous saisit le plus, c'est encore sa puissance expressive. A commencer par Muzamil (Mustafa Shehata), chaque personnage est fortement incarné. Les différents lieux, les couleurs, l'ombre et la lumière, parlent eux aussi dans l'image signée Sébastien Goepfert (A peine j'ouvre les yeux, Petit paysan). Et quand la musique intervient sur des cadres qui frappent et des coupes qui claquent, on la ressent vraiment. Tout cela a pour nom mise en scène, et à l'évidence, Amjad Abu Alala a ça dans le sang. Ce n'est pas un hasard s'il a remporté le Prix (Luigi De Laurentiis) de la meilleure première oeuvre à la dernière Mostra de Venise ainsi que le Grand Prix (Regard d'or) du Festival de Fribourg (même si ce dernier s'est déroulé on-line). Son film qui refuse la fatalité montre la voie à tout un continent. Et rappelle à tous nos cinéastes prématurément usés par une surabondance de fictions que seule une forte nécessité intérieure fait les vrais bons films.
Tu mourras à vingt ans (You Will Die at Twenty / Satamoto Fel Eshreen), d'Amjad Abu Alala (Soudan 2019), avec Mustafa Shehata, Islam Mubarak, Moatasem Rashed, Mahmoud Alsarraj, Bonna Khalid. 1h43. Projection en Suisse.
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