Quel avenir pour la Russie? C’est la vraie question que pose sa guerre en Ukraine

Serge Michel

La Russie perd son âme dans cette guerre coloniale, et les guerres coloniales sont perdues d’avance. A quoi ressemblera alors la Russie? Quelles seront ses frontières? Qui le dirigera? Et dans quelle direction? se demande notre rédacteur en chef. L’invasion russe du 24 février est un tournant géopolitique majeur, comme le furent la chute du mur de Berlin ou le 11 Septembre. Pour clore cette année tragique, il partage quelques interrogations, qui concernent avant tout la Russie.

Fin novembre, Svetlana, jeune sommelière russe d’un restaurant chic de Moscou, a passé quelques jours en France pour faire le tour de trois ou quatre salons de vins naturels, à Lyon, dans le sud et jusqu’en Aquitaine. En Russie aussi, le vin naturel est à la mode. Et pour peu qu’il coûte moins de 300 euros la bouteille, ce qui est toujours le cas, il échappe au 4e train de sanctions européennes contre la Russie, portant notamment sur les «produits de luxe».

Une amie d’enfance de Svetlana, établie en France depuis cinq ans, l’a accompagnée dans sa tournée et m’a raconté la scène.

«Mais je suis contre la guerre!»

La jeune sommelière, qui se débrouille bien en français, a eu plusieurs coups de cœur. Elle a engagé avec ces vignerons des discussions expertes sur leur méthode de fermentation et – éternel débat de connaisseurs – l’ajout ou non d’un peu de sulfites dans leur vin. Elle a commandé plusieurs caisses, payé cash et expliqué qu’elle se débrouillait pour l’acheminement jusqu’à Moscou.

Un seul s’est cabré. Un vigneron de Bourgogne.

  • Je suis très heureux que vous aimiez mon vin, lui a-t-il dit, mais je vous l’enverrai une fois que la guerre sera finie.

  • Je suis contre la guerre!, a répliqué la jeune Russe.

  • C’est bien, mais je vais tout de même attendre la fin de la guerre.

  • Mais… je suis contre la guerre, a répété Svetlana, dépitée.

L’échange pose de profondes questions morales et mériterait en soi une dissertation. Le vigneron est-il fondé de ne pas vouloir que des Moscovites savourent son vin au moment où leur pays tente d’en écraser un autre et que leur armée commet d’innombrables crimes de guerre? Svetlana peut-elle argumenter que la vie continue malgré tout, que les Russes ont encore le droit de célébrer des mariages, des anniversaires, ou tout simplement de boire du vin naturel français entre amis à son restaurant?

Y aura-t-il encore des restaurants chics à Moscou?

Et que signifie «être» contre la guerre en l’absence d’action concrète? Quelques milliers de Russes ont été arrêtés pour avoir manifesté leur opposition à la guerre. Les millions d’autres seraient-ils coresponsables du cours tragique des événements?

Mais il y a une autre question, qui me semble encore plus importante. C’est de savoir à quoi ressemblera la Russie le jour où ce vigneron bourguignon sera enfin d’accord d’expédier son vin à Svetlana. Y aura-t-il encore des restaurants chics à Moscou? Quelles seront alors les frontières du pays? Qui le dirigera? Et dans quelle direction?

Car pour l’Ukraine, en vérité, malgré ses immenses souffrances actuelles et le chantier de la reconstruction qui s’annonce titanesque, un avenir se dessine, relativement prometteur. Pour ceux qui en doutaient encore, elle a prouvé son existence en tant que nation plus fortement que jamais au cours de son histoire tortueuse (écoutez ou regardez à ce sujet le cours magistral de Timothy Snyder à l’Université de Yale). Ses structures étatiques, qui souffraient de corruption, ont tenu le coup et se sont même assainies depuis l’invasion. Sa démocratie est imparfaite mais vivace, avec des organisations de la société civile remarquables et une presse libre de qualité. D’une façon ou d’une autre, le pays trouvera un accommodement avec l’Union européenne, membre ou associé: l’agression russe a eu l’effet inverse de celui escompté: elle détache l’Ukraine du bloc ex-soviétique pour l’ancrer à l’Ouest.

Une impasse sanglante

La Russie, c’est autre chose. Elle perd son âme dans cette guerre coloniale, et les guerres coloniales sont perdues d’avance.

Pour Moscou, envahir l’Ukraine en 2022, trente ans après son indépendance, c’est un peu comme si Paris avait tenté de reprendre l’Algérie en 1992, trente ans après les accords d’Evian, estimant que ses autorités étaient militaro-fascistes, donc illégitimes, que l’usage du français était menacé par l’arabisation et que la population rêvait d’être à nouveau rattachée à la France.

Après la crise financière russe de 1998 et son accession au pouvoir, Vladimir Poutine a cherché une autre voie que le libéralisme occidental. Mais celle qu’il a choisie est une impasse sanglante.

«Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire qu’accepter [nos] propositions de façon amicale, a déclaré mardi Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères. Sinon, l'armée russe s'occupera du problème.» Les propositions en question: démilitariser et dénazifier l’Ukraine. Traduction: capituler et instaurer un régime fantoche. Le Kremlin considère que la résistance ukrainienne est «insensée» et n’a qu’une idée en tête: aller jusqu’au bout.

Or le bout pourrait aussi être la fin.

Poutine peut survivre à tout, dit-on, sauf à une défaite militaire. Laquelle ne semble pas impossible, malgré la stabilisation du front ces dernières semaines, malgré les renforts russes attendus dans le Donbass et les volées de missiles sur les infrastructures civiles ukrainiennes en guise de cadeau de Noël. Une victoire russe, complète ou partielle, paraît plus improbable.

Absurde argument

Et après? En Occident, ceux qui soutiennent Poutine mais n’osent plus le dire ouvertement font valoir qu’il y a, en Russie, des forces plus maléfiques encore, et notamment des ultra-nationalistes d’humeur génocidaire. Et que pour contenir ces extrêmes, il vaut peut-être mieux préserver le maître actuel du Kremlin.

L’argument est absurde, tout comme celui consistant à dire que les Etats-Unis, puisqu’ils bénéficient de la faute monumentale commise par le Kremlin le 24 février, l’auraient poussé à la commettre (l’inversion des causes et des conséquences est une erreur classique de raisonnement, parfois volontaire pour les «experts» de mauvaise foi).

Absurde, car c’est Poutine et lui seul qui a froidement créé la situation actuelle, éradiquant au passage toute opposition dont les grandes figures sont soit enterrées, comme Boris Nemtsov, soit en exil, comme Mikhaïl Khodorkovski, soit en prison, comme Alexeï Navalny. S’ils en sortent vivants, auront-ils leur mot à dire dans la Russie de demain? Un changement en profondeur des structures de pouvoir est une nécessité, mais qui restera-t-il pour porter une alternative constructive? A plus court terme, quelles seront les conséquences, dans le Caucase ou en Asie centrale, au Moyen-Orient voire en Afrique, de l’affaiblissement considérable qu’est en train de subir la Russie? Et ce pays, où les pouvoirs successifs ont toujours réécrit l’histoire à des fins politiques, saura-t-il regarder en face les atrocités commises par son armée en Ukraine ou en Syrie, faire son devoir de mémoire?

Le dernier empire d’Europe

Timothy Snyder le dit bien, tous les empires européens ont perdu leurs guerres et disparu. L’Autriche n’est qu’un confetti au regard de ce qu’était l’empire austro-hongrois. Pareil pour la Turquie et l’empire ottoman. La France ressemble à une miniature de l’empire français et il y a belle lurette que s’est dissout l’empire britannique, sur lequel jamais le soleil ne se couchait. Du Reich allemand au Portugal, les exemples abondent. Seule la Russie, pendant et après la parenthèse soviétique, a maintenu dans une relation de vassalité des pays voisins faussement indépendants, et réclame de nouveaux territoires. Pourra-t-elle un jour se concevoir autrement que comme un empire, nourri par ses colonies et ses conquêtes?

Cela fait beaucoup de questions, auxquelles je n’ai pas la prétention de répondre. Mais en ce dernier jour d’une année épouvantable, je voulais partager avec vous ma conviction: la vraie question que pose cette guerre est celle de l’avenir de la Russie, pas de l’Ukraine.


**Post scriptum. Je ne suis spécialiste ni de la Russie, ni de l’Ukraine, n’ayant fait dans ces deux pays qu’une quinzaine de séjours prolongés pour des reportages et des enquêtes. Mais je suis attaché à cette région par des liens de famille et d’amitié, je suis bouleversé par cette guerre et j’ai lu tout ce que je pouvais cette année, des livres d’histoire et des romans, des articles de presse russes, ukrainiens et internationaux.