Il est difficile, aujourd’hui, d’estimer sérieusement le soutien véritable que suscite l’invasion russe de l’Ukraine auprès de la population russophone établie en Suisse, issue des quinze ex-républiques soviétiques. Il est seulement possible d’émettre des hypothèses pour essayer de comprendre cette situation. De nombreux facteurs, aussi bien sociaux qu’individuels, peuvent expliquer le positionnement politique des individus.
Il est donc délicat d’apporter une réponse univoque pour expliquer le soutien à Vladimir Poutine et à la guerre en Ukraine sans risquer des généralisations abusives. Toutefois, il est possible de tenter de comprendre cette situation en considérant les changements apparus à partir de 2014. L’annexion de la Crimée et le conflit dans le Donbass représentent un moment de basculement aussi bien en matière de consommation de médias que de reconfiguration de réseaux individuels et cercles d’amitiés.
Un attachement aux médias russes officiels
Dès 2014, certains Russophones trouvaient que les médias occidentaux tenaient des discours trop à charge vis-à-vis de la Russie et faisaient preuve d’une grande méconnaissance du sujet. En basant leur avis sur leur expérience personnelle et leurs représentations familières, ces personnes, souvent nées et ayant grandi durant la période soviétique, ont eu l’impression d’être «trahies» par les discours occidentaux, aussi bien médiatiques que politiques.
À partir de ce moment, des personnes ont donc choisi de s’informer par le biais des médias russes officiels, notamment Pervi Kanal et Rossiya-1, qu’ils jugeaient plus proches de leurs propres représentations et qui confortaient, dans une certaine mesure, leur lecture des événements. Ces médias mettaient en avant un discours sur la menace que représentait l’Ukraine pour la Russie ainsi qu’une négation de l’Ukraine en tant qu’État, soulignant qu’il s’agissait en réalité d’une partie de la Russie. À cela s’ajoutaient des discours sur les discriminations dont auraient été victimes les russophones d’Ukraine.
Il est aussi possible d’observer une tendance générationnelle quant à la consommation de médias officiels russes. Parmi les personnes montrant une perméabilité à la trame narrative du Kremlin, il n’est pas rare de trouver des personnes d’un certain âge. Or, le type de médias suivis, mais également la vigilance vis-à-vis des fake news, sont en partie définis par l’âge:
La consommation de télévision, et donc par ricochet, de la télévision officielle russe, a tendance à être plus élevée chez les plus de 50 ans.
De plus, le partage de fake news et l’adhésion à celles-ci sont aussi en partie conditionnés par l’âge, et augmentent avec celui-ci.
Cela pourrait constituer autant d’éléments explicatifs au soutien à la politique poutinienne auprès d’une frange de cette catégorie de la population russophone vivant en Suisse.
Vers une homogénéisation des réseaux d’amitié
Les événements de 2014 n’ont pas représenté un basculement que dans la façon de s’informer. À partir de cette date, il est possible d’observer une recomposition des réseaux des russophones en Suisse, en particulier des cercles d’amitié qui ont parfois largement été ébranlés par les prises de position des uns et des autres au sujet de l’annexion de la Crimée et du conflit dans le Donbass.
Des amitiés ont éclaté du fait de lectures discordantes des événements. Ce phénomène est même apparu au sein de cellules familiales, des personnes s’étant brouillées avec leurs proches suite à des divergences politiques. Les réseaux des individus sont ainsi devenus plus homogènes sur le plan politique.
Une dame ukrainienne, établie en Suisse romande, m’expliquait ainsi avoir suspendu tout contact avec des amis russophones, amis de longue date, qui avaient dit soutenir l’annexion de la Crimée. Autre exemple, un jeune homme russe se disait fatigué de devoir expliquer la violation du droit international que représentait cet événement à certaines personnes de son cercle de relations, et avait décidé de rompre les liens avec celles-ci.
De ce fait, il est plausible que l’invasion russe en Ukraine produise un effet de renforcement des opinions. Et que des personnes susceptibles de croire le discours officiel russe se retrouvent à présent entre elles et créent leurs boucles de communication et d’information, éloignées aussi bien des médias suisses que des médias indépendants russes.