Les méthodes de l'espion suisse Jacques Baud pour disculper la Russie en Ukraine

Ancien colonel de l’armée suisse et ex-membre du Service de renseignement stratégique suisse, Jacques Baud a travaillé comme chef de la Lutte contre la prolifération des armes légères et contre les mines auprès de l’OTAN, entre 2013 et 2017. Avec un tel pédigrée, rien d’étonnant que cet ancien militaire se retrouve régulièrement invité à donner son avis sur l’invasion russe de l’Ukraine. De fait, il n’est pas avare de ses interventions, dans les médias ou lors d’événements. Alors qu’au début du mois de mai, il est présenté lors d’une conférence à Etoy comme un homme «sincère, crédible et fédérateur», il a aussi été critiqué pour ses positions pro-russes, voire conspirationnistes, notamment par le site Conspiracy Watch. Heidi.news a suivi l’intervention et y a trouvé plusieurs éléments problématiques.

Pourquoi on en parle. Lors de cette conférence, ainsi que dans un article publié sur le média en ligne romand Bon pour la tête, Jacques Baud critique la position médiatique occidentale sur la guerre, qu’il voit comme étant majoritairement pro-ukrainienne. Au service d’une démonisation de la Russie, la politique et les journalistes masqueraient — volontairement ou non — une partie de la vérité sur les origines du conflit. Ce que l’ancien militaire considère comme étant des fake news. Or, il se rend lui-même coupable des torts dont il accuse les autres.

Ce qu’il dit. Ses arguments reposent en partie sur ce qu’il estime être une responsabilité de l’OTAN pour l’escalade du conflit dans l’Est de l’Ukraine. Il a lui-même travaillé sur place en 2014 pour détecter les livraisons d’armes russes aux rebelles. Selon lui, avant le 24 février dernier et le début de l’invasion, la Russie n’aurait jamais participé aux combats qui sévissaient dans la région depuis huit ans.

1.

«[…] en dépit d’allégations assez grossières, on n’observe aucune livraison d’armes et de matériels militaires de Russie. Les rebelles sont alimentés par les unités ukrainiennes russophones, qui passent du côté rebelle. Au fur et à mesure des échecs ukrainiens, des bataillons de chars, d’artillerie ou anti-aériens passent au complet, avec armes et bagages, du côté des autonomistes.»

2.

«Or, rappelons-le, il n’y a jamais eu de troupes russes dans le Donbass avant le 23-24 février 2022. D’ailleurs, les observateurs de l’OSCE n’ont jamais observé la moindre trace d’unités russes opérant dans le Donbass.»

Pour appuyer son propos, Jacques Baud renvoie vers une interview d’Alexander Hug, chef adjoint de la mission d'observation en Ukraine de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) jusqu’en 2018, publiée dans le magazine américain Foreign Policy. Seulement voilà, il suffit de lire cette interview pour constater qu’Alexander Hug… le contredit. Voici ce qu’il répond à Foreign Policy:

«Nous avons vu des convois [russes] entrer et sortir d’Ukraine sur des chemins de terre au milieu de la nuit, dans des zones où il n'y a pas de passage officiel. […] Nous avons vu des armes spécifiques que nous avons décrites en détail, y compris des équipements de guerre électronique. Nous avons parlé à des prisonniers capturés par les forces ukrainiennes qui se revendiquaient membres des forces armées russes combattant en rotation en Ukraine.»

Jacques Baud se défend en affirmant que c’étaient des combattants russes isolés, venus de leur propre chef dans le Donbass, ce à quoi un haut responsable de l’OSCE désirant garder l’anonymat apporte un démenti formel: c’étaient bien des unités de l’armée russe.

Mais ce n’est pas tout. Lors de la conférence, Jacques Baud cite un rapport de la Rand Corporation, publié en 2019, pour démontrer le rôle des États-Unis dans l’escalade du conflit. Or ce même rapport affirme que des soldats russes combattaient bien aux côtés des séparatistes:

«Début 2017, quelque 60 000 soldats ukrainiens affrontaient quelque 40 000 forces séparatistes soutenues par la Russie, dont environ 5 000 soldats russes, dans un conflit qui a jusqu'à présent coûté la vie à quelque 10 000 personnes.»

Un passage que Jacques Baud, qui ne retient de ses lectures que ce qui accrédite ses thèses, se garde bien de relever.

L’ancien espion suisse cite ainsi certains passages d’un rapport d’octobre 2015 de Vasyl Hrytsak, directeur du Service de sécurité ukrainien (SBU), qui dit  avoir observé 56 combattants russes dans le Donbass, mais pas un rapport du même Vasyl Hrytsak deux ans plus tard qui affirme que les activités terroristes du Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB) sur le territoire ukrainien s’intensifiaient.

Jacques Baud fait également l’impasse complète sur le Boeing du vol MH17 de la Malaysia Airline abattu en juillet 2014 au-dessus de l’Ukraine, alors que l’enquête néerlandaise atteste la présence de matériel de guerre russe sur le territoire ukrainien.

Michel Goya, militaire et historien français spécialisé dans l’analyse des conflits, précise par ailleurs, dans un article du magazine DSI, que la Russie fournit de l’équipement lourd aux rebelles «sous la fiction de l’équipement volé aux Ukrainiens». Jacques Baud reprendrait-il le discours de la propagande russe?

Dans la conclusion de sa conférence à Etoy, il souligne que l’Occident «ne veut pas aider l’Ukraine, mais combattre Poutine». Il prend alors l’exemple de Viktor Ianoukovytch, ancien président ukrainien pro-russe. En 2014, il est destitué lors de la révolution de Maïdan (que Jacques Baud qualifie de coup d’Etat), accusé notamment de corruption, et remplacé par le pro-européen Oleksandr Tourtchynov.

L’ancien espion présente ensuite l’indice de corruption de l’Ukraine, qui passe de 26 en 2014, à 33 en 2020. Cette augmentation est, selon lui, la preuve que «l’on n'a rien fait contre la corruption, ce n’est pas pour l’Ukraine qu’on l’a fait (destituer un président pro-russe, ndlr), c’est pour embêter la Russie».

Or l’ex-espion a tout simplement lu le classement et les données à l’envers! En effet, plus l’indice de corruption est élevé, moins le secteur public du pays en question est corrompu.

En définitive. Nous ne nous sommes ici penchés que sur quelques affirmations du discours de Jacques Baud. Auréolé d’un statut de spécialiste de la chose militaire, affirmant ne se baser que sur des sources américaines ou de l’opposition russe, l’ancien espion est de plus en plus présent sur la scène médiatique. Il dénonce un Occident qui s’appuie sur une vérité tronquée, mais ampute lui-même la vérité des faits qui desservent son point de vue.

Contacté, Jacques Baud a répondu longuement à nos questions, réaffirmant ses précédentes affirmations, tout en précisant que ses réponses «n’étaient pas pour publication».