Le dilemme de la Chine: une grande puissance implique de grandes responsabilités

Iacopo Adda

Iacopo Adda est doctorant au Global Studies Institute de l'Unige, spécialiste de l'extrême-orient russe et des relations de Moscou avec son voisin, parfois allié, chinois. Il nous livre son analyse sur la position inconfortable -- et ambivalente -- de la Chine dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Durant ce dernier mois, en suivant les acrobaties de la rhétorique officielle chinoise, les adeptes des films Marvel auront sans doute pensé au mantra super-héroïque: «un grand pouvoir implique des grandes responsabilités» – exprimé, avant Spider-Man, par Roosevelt, Churchill et bien d’autres. Depuis des décennies, la Chine a tracé son chemin pour devenir une puissance globale. Aujourd’hui, elle se regarde dans le miroir de la communauté internationale et s’interroge sur l’image qui lui est renvoyée, dans une crise dont elle n’est guère responsable mais sur laquelle elle a beaucoup de pouvoir.

C’est agaçant: les «intérêts» d’hier, selon le jargon aseptisé des relations internationales, se chargent désormais de connotations éthiques et morales. Beaucoup d’acteurs, dont l’Ukraine, jugent soudain que la République Populaire de Chine ne peut plus se contenter d’être spectatrice et doit assumer son rôle de grande puissance. C’est un examen inattendu et très difficile pour lequel Pékin n’est pas sûr d’être prêt. Un peu comme ces cauchemars qu’on fait parfois: «Voici un Boeing 737, vous êtes l’unique pilote à disposition pour sauver la population d’une île volcanique sur le point d’exploser. Bon courage, on compte sur vous.»

«L’amitié sans limites» entre Moscou et Pékin

L’histoire des relations sino-russes est une histoire sans sentiments et sans amour. Cela n’a pas empêché que naisse en 2008 ce que l’expert et diplomate sino-australien Bobo Lo a défini comme «axe de commodité» entre les deux pays, fondé sur le respect de la dignité du partenaire avant tout. Un rapport pragmatique, qui a d’abord visé à se reconnaître des ennemis en commun: les États-Unis, bien sûr, mais aussi l’Occident, le fascisme, l’unipolarisme... Avant d’aboutir, juste avant les JO d’hiver à Pékin, à «une amitié sans limites» , selon une déclaration conjointe. Whatever that means.

Et pourtant, des limites, il y en a. La guerre en Ukraine déclenchée, Pékin a fait profil bas, dans l’espoir que tout se termine au plus vite et que le Kremlin soit en mesure d’imposer le fait accompli dans son «étranger proche», comme il l’a fait en 2008 contre la Géorgie ou en 2014 en Crimée. A ces deux occasions, la Chine s’était contentée de regarder de loin, impassible: sans approuver complètement, sans condamner non plus.

Mais voilà que l’Ukraine résiste et les pays du bloc occidental insistent pour que la Chine prenne position contre la nouvelle guerre de Poutine. Il en résulte une série de déclarations parfois confuses, malgré un refrain institutionnel répété avec la force de l’auto-hypnose: «Notre position est claire. Notre position est cohérente». Puis les caméras s’éteignent et seul demeure le soulagement d’avoir gagné du temps.

À la recherche de la cohérence perdue

La cohérence de la position chinoise ne saute pas aux yeux. La ligne principale de Pékin a été de demander à ce que la question soit réglée au sein de l’ONU.

  • La Chine s’est toujours abstenue lors des résolutions mettant en cause la Russie, et a soutenu les thèses russes sur l’existence de laboratoires militaires biologiques subventionnés par les Etats-Unis en Ukraine.

  • Mais elle n’a voté avec la Russie qu’une seule fois, le 24 mars, sur un texte exigeant la protection des civils en Ukraine. Ce texte a été dénoncé par la plupart des autres États parce qu’il ne faisait pas mention de l’agression russe, laquelle n’était visiblement pas fondamentale pour Pékin.

On le voit,  l’«amitié sans limites» ne se traduit pas par un soutien sans limites.

En parallèle, en dehors de l’enceinte onusienne, les représentants du Parti communiste chinois et les médias officiels accusent l’OTAN et l’Occident d’être responsables du conflit.

Ce qui reste de la cohérence de la position chinoise s’effiloche un peu plus lorsque Pékin se déclare résolument en faveur du maintien de l’unité territoriale de tous les États souverains et exprime sa solidarité vis-à-vis de l’Ukraine sous une forme pécuniaire: une aide de 790'000 dollars décidée le 9 mars et une autre de 1'570’000 dollars le 21 mars. Etant donné le poids économique de la Chine, cela ressemble plutôt à un petit geste de charité, mais c’est néanmoins un symbole qui a du poids.

Une occasion de réflexion?

Pékin regarde aujourd’hui Moscou comme il l’avait fait lors de la Perestroïka. L’effondrement de l’État soviétique et le chaos qui s’en était suivi lui avaient fourni une leçon importante sur les risques d’une transition politique non contrôlée. Pékin a continué à observer Moscou dans les années qui ont suivi, alors que les rôles de grand frère et de petit frère se renversaient progressivement, la Chine endossant peu à peu la stature économique et géopolitique qu’on lui connaît.

Maintenant, Pékin est face à ses «grandes responsabilités» de puissance globale et ses décisions façonneront l’identité future du Dragon chinois. Est-il judicieux de suivre l’«ami sans limites» sur un parcours marqué par la violence et désapprouvé par la quasi-totalité de la communauté internationale? Jusqu’à quel point la Chine pourra-t-elle maintenir sa posture de neutralité paradoxale avant que celle-ci ne se transforme en complicité? Enfin, la Chine et les Chinois pourraient se demander si cette crise n’est pas l’opportunité d’apprendre une nouvelle leçon et opter pour un chemin qui s’éloigne de l’impulsivité poutinienne.