- La révolution a été l’œuvre de la Grande-Bretagne qui ne supportait pas la mainmise des Etats-Unis sur un pays qu’elle n’a jamais renoncé à dominer.
- La révolution était l’œuvre des Etats-Unis qui ne supportaient pas de voir l’Iran du Shah devenir une grande puissance, tellement moderne et dynamique qu’elle pourrait un jour se passer de la tutelle américaine.
La soirée se terminait rarement sans qu’un convive me confie ses doutes sur l’Holocauste. «Je suis ingénieur, je sais de quoi je parle. Il est techniquement impossible, même pour les Allemands, de tuer six millions de personnes en si peu de temps, avec des installations si rudimentaires.»
Le paradoxe étant qu’avec leurs théories du complot, ces Iraniens soi-disant opposés au régime rejoignaient la rhétorique des ayatollah honnis, qui voyaient derrière chaque échec de la République islamique «la main satanique d’Israël» ou celle de «cette hyène américaine assoiffée de sang» (sic).
Bien sûr, toute discussion de ces «vérités» était inutile. Lorsque je proposais d’autres hypothèses, je me faisais traiter de naïf. Je suscitais même parfois une certaine méfiance, comme si je faisais partie de la conspiration en essayant de prétendre qu’elle n’existait pas.
Le seul moyen de battre en brèche les théories du complot, pensais-je, était que l’Iran redevienne un jour une société ouverte, débarrassée de la censure, où la liberté de la presse et l’accès aux connaissances académiques du monde entier allaient ramener ces gens à la raison.
De fait, j’étais en effet très naïf! En 2020, la pandémie de Covid-19 a déclenché chez nous, en Europe, dans des sociétés ouvertes et où règne la liberté de la presse, une vague de complotisme sans précédent, à laquelle Heidi.news a d’ailleurs consacré une Exploration retentissante.
Le seul moyen de battre en brèche les théories du complot liées à la crise sanitaire, me disais-je, était d’attendre que la vérité éclate… Les mouvements complotistes allaient devoir faire profil bas, voire amende honorable, car deux ans plus tard, aucune de leurs théories ne s’est confirmée:
Bill Gates n’a pas pris le contrôle de nos corps grâce à des puces microscopiques présentes dans les vaccins,
les antennes 5G n’ont pas servi à diffuser le virus,
les vaccins n’ont pas provoqué des milliers de morts, ils n’ont pas non plus rendu les femmes stériles ni les hommes impuissants,
l’ARN messager n’a pas transformé notre génome, en tout cas pas le mien,
ni l’hydroxychloroquine ni l’ivermectine n’ont produit de résultats probants contre la maladie,
la pandémie n’a pas conduit à la suppression de nos libertés par des régimes qui n’attendaient que cela.
Je pensais qu’il en irait des complotistes comme du virus dans nos pays dûment vaccinés: une disparition progressive.
Quel grand naïf je faisais!
Car il faut bien l’admettre, ces mouvements sont aujourd’hui en grande forme. Non seulement ils se sont mis à faire des affaires, en développant une petite industrie du complot que l’on vous décrit ce samedi, mais une autre crise leur permet désormais d’inventer de nouvelles conspirations: la guerre en Ukraine.
Guerre et pandémie: ces deux désastres majeurs ont des points communs.
D’abord, dans les deux cas, des personnalités affichant des titres ou des CV reconnus rejoignent le parti du complot - et y jouissent d’un grand succès.
Astrid Stuckelberger, par exemple, était *privat docent *au département de santé et médecine communautaires de la Faculté de médecine de l’Université de Genève (ce titre lui a été retiré depuis) avant de s’afficher avec des adeptes de QAnon et de proférer des appels à la violence contre les directeurs d’hôpitaux et d’écoles qui appliquaient les mesures Covid. Son entretien avec Rainer Füllmich en vue d’un procès Nüremberg 2.0 contre les responsables sanitaires dépasse les 130’000 vues.
Jacques Baud, de son côté, était colonel dans l’armée suisse et membre des services de renseignement. Il a aussi travaillé pour l’OTAN. Et pourtant, ses théories sont bancales, échafaudées sur des faits soigneusement choisis, comme le démontre notre article, afin d’étayer ses positions pro-russes. Son interview par Sud Radio, une station qui donne une large place aux idées complotistes et d’extrême-droite, dépasse les 2 millions de vues.
L’autre point commun entre pandémie et a guerre en Ukraine, c’est une énorme évidence factuelle.
Dans le premier cas, un virus apparaît en Chine, s’étend sur Terre comme une trainée de poudre, provoque la mort de plus de 6 millions de personnes et met au défi la communauté scientifique de trouver une réponse. Dans le deuxième cas, un dictateur décide d’envahir un pays voisin, lance ses armées dans un assaut massif, cause en trois mois la mort de plus de 50’000 soldats et civils (les siens et les autres) et met l’Occident au défi de trouver une réponse militaire ou diplomatique.
Sauf que les complotistes ne peuvent accepter les évidences. Les faits qui semblent s’imposer sont suspects. Il y a forcément une autre vérité, une autre explication (exemple: la Russie très menacée n’avait pas d’autre choix que d’attaquer l’Ukraine, théorie rapidement remplacée par une autre: la Russie a été attirée dans un piège en Ukraine par de machiavéliques Américains qui avaient tout prévu). Et aussi d’autres experts.
Les «experts», justement, surfent d’une crise à l’autre. L’ex-prof genevoise Chloé Frammery cumule des positions pro-Dieudonné, antivax et pro-Poutine. L’ex-vendeuse de chaussures Ema Krusi s’exprime aussi bien sur les méfaits du masque, les méthodes d’accouchement ou la présidentielle française. Les ex-journalistes Guy Mettan et Myret Zaki ont des avis tranchés, à la fois sur le virus, le président syrien Bachar Al-Assad ou la guerre en Ukraine.
Toutes ces opinions sont respectables, au nom de la liberté d’opinion, et souvent intéressantes. Je ne suis pas en faveur de la pensée unique même si, comme journaliste, j’estime que notre mission est de questionner les tribuns qui seraient de mauvaise foi ou tenteraient d’imposer une vérité alternative.
Le problème, c’est que le complotisme n’est plus un hobby, c’est devenu un métier, parfois rémunérateur. Ses grandes figures ont développé leur modèle d’affaires.
Une salle de spectacles à Etoy, dans le canton de Vaud, fait ainsi salle comble en programmant des complotistes, sur la pandémie comme sur la Russie. Chloé Frammery, elle, participe à une demande de financement participatif de 44’444 euros pour une chanson qui dit stop à la folie sanitaire et unit des voix «dans la joie et la détermination». Sans compter les conseillers financiers qui recourent à des éléments de langage complotistes pour vendre leurs produits de placement.
Pour Rudy Reichstadt, le directeur de Conspiracy Watch, l’argent généré par les théories du complot n’est pas anodin: «C’est l’oxygène de la désinformation.»