Sans minimiser les nombreux facteurs politiques, sociaux ou géostratégiques qui entrent en jeu et sans aller dans la terra incognita de la tête de Poutine, on constate désormais le poids, au sommet de l’Etat, du courant conservateur nationaliste – qui prend ses inspirations du slavophilisme et qui considère l’Ukraine comme la «Petite Russie». Autant au niveau international que national, c’est une guerre d’idées qui s’exprime par les armes, le combat entre les «valeurs traditionnelles», dans leur version russe et eurasiatique, et les «valeurs démocratiques», considérées comme européennes, féminines et dégénérées par les tenants de l’idéologie au pouvoir.
Un virilisme assumé
En instaurant une «verticale du pouvoir», Poutine a progressivement mis en place un régime autoritaire dont il est le pivot central. Le président se met plus que souvent en scène. C’est le jeune sportif, bien différent de l’alcoolique et faible Boris Eltsine, ou le judoka. C’est, image emblématique et très connue, le cow-boy torse nu à cheval. Mais c’est aussi le découvreur de trésors sous-marins ou l’idole de jeunes filles blondes. Poutine représente l’homme fort, omnipotent, source d’autorité, donc l’incarnation de l’homme viril, même si cette hyperbole a souvent été moquée.
Mais cette mise en scène ne touche pas que sa personne, elle est l’illustration d’un certain ordre de genre. Dès 2008, un élément est apparu dans l’arsenal discursif du pouvoir: la défense des «valeurs traditionnelles» qui se définissent dès le départ et de plus en plus clairement comme l’antithèse des valeurs démocratiques européennes. Si elles mettent en avant la défense de la famille et de la patrie, elles se définissent surtout, en creuset, «contre»: contre les droits des LGBT, contre le droit à l’avortement, contre certains droits des femmes, etc. Cela a donné naissance depuis les années 2010 à des lois telles que l’interdiction de la propagande homosexuelle auprès des enfants (2013) ou encore la dépénalisation de la violence conjugale pour en faire une simple infraction administrative (2017), loi tout de même revue en 2021.
Le pouvoir mobilise ainsi un discours patriarcal pour construire sa Russie comme une forteresse assiégée qui doit défendre ses valeurs, mais aussi pour montrer puissance et force. Cette guerre représente l’achèvement de ce processus en même temps que la mise à l’épreuve du discours viriliste poutinien.
Des femmes contre la guerre
Face à la guerre, une résistance émerge en Russie, celle de toute une frange de la population qui a le courage de s’exprimer, malgré l’assaut contre les derniers espaces de contestation. Dès l’annonce de l’attaque russe, de nombreuses pétitions contre la guerre ont été lancées et signées. Malgré les interdictions, des gens sont descendus dans la rue pour manifester. Facebook et Twitter bloqués? Qu’importe, on installe des VPN.
Circulent particulièrement des images de femmes manifestant. Il faut dire que ces dernières jouent un rôle crucial dans la contestation. On a d’abord vu une résistance déjà ancienne, le Comité des mères de soldats, qui a alerté sur l’envoi illégal de jeunes soldats sur la ligne de front et a poussé le pouvoir à admettre que des appelés combattaient. Mais on a aussi vu une opposition pacifiste issue d’une population plus jeune, la Résistance féministe anti-guerre (Feministskoe antivoennoe soprotivlenie), groupe formé dès le 24 février et dont le manifeste publié le lendemain est désormais traduit dans plusieurs langues. Le groupe agrège à ce jour plus de 20'000 militant·e·s de Russie, d’Ukraine et d’ailleurs, et organise tous les jours des actions anti-guerre dans les villes russes. La rapidité avec laquelle il s’est constitué peut surprendre, mais, de fait, il est un excellent exemple de ce qui se passe dans la société russe.
Malgré l’emprise du pouvoir sur les médias et la société depuis longtemps, des groupes, souvent de jeunes gens, se réunissent, partagent des idéaux, s’organisent, montent des réseaux nationaux, régionaux et internationaux, souvent autour de valeurs démocratiques, progressistes et, ici, féministes. Et s’ils n’ont pas fait la Une des journaux, ils ont formé un bouillonnement social qui a fait frémir le récit bien lisse du pouvoir en place. La guerre les fait sortir de l’ombre, pour leur plus grand danger, mais aussi pour le salut de valeurs placées sous le signe des droits humains et du respect des personnes.