Laquelle? Marina Ovsiannikova ne le dira pas, pour des raisons de sécurité. Si elle a fui son pays ce samedi 1er octobre, c’est parce qu’elle a osé l’impensable le 14 mars 2022: dénoncer la guerre en Ukraine à la télévision. En plein direct, sur la chaîne pour laquelle elle travaille depuis près de 25 ans, Perviy Kanal («première chaîne»). Elles ont fait le tour du monde, ces images d’une blonde tenant une pancarte «No war / Ne croyez pas la propagande / Ici on vous ment», dénonçant la propagande, enjoignant les Russes à s’opposer à la folie de Poutine.
Une hérésie qui lui valut quatorze heures d’interrogatoire, la perte de son emploi et une grosse amende. Puis, après plusieurs récidives publiques, une assignation à résidence en vue d’un procès où Marina Ovsiannikova risquait 10 ans de prison. Une semaine avant le jugement, elle décide d’accepter l’aide que Reporter sans frontières lui offrait depuis plusieurs mois et de fuir la Russie.
La double peine de la dissidence
Quatre mois plus tard, au siège de RSF à Paris, alors qu’elle raconte son périple devant une cinquantaine de journalistes dont votre serviteur pour Heidi.news, une question fuse: n’est-ce pas triste, après tout cela, de ne pas être acceptée par ceux qu’elle veut défendre? La question fait mouche. Depuis son acte de rébellion, Marina Ovsiannikova est considérée comme une espionne britannique en Russie et comme une agente du FSB par de nombreux Ukrainiens et de nombreux Russes en exil. Ils en veulent pour preuve que sa punition, immédiatement après son acte, n’a pas été d’une grande sévérité. Et quand bien même Marina ne serait pas une espionne, elle a servi la propagande de Poutine pendant des années sur la chaîne pro-Kremlin par excellence. Pourquoi avoir tant attendu? Comment pardonner?
Droite et digne, elle explique que sa prise de conscience fut progressive. Qu’à ses débuts, les médias d’Etat n’étaient pas que les porte-voix du Kremlin:
«C’est après la Georgie [en 2008] que Perviy Kanal est devenu petit à petit un outil de propagande, en serrant les boulons et en nous donnant de plus en plus de trames bourrées de complots».
Mais pourquoi avoir attendu si longtemps?
«Je me réfugiais dans la vie quotidienne. La guerre a été un choc pour moi. J’étais au cœur de la bulle de propagande. Je voulais éclater la bulle, je l’ai fait.»
Ce que questionne l’histoire de Marina Ovsiannikova dépasse pourtant les fantasmes sur son prétendu rattachement à une agence de services secrets. Faire dissidence, c’est se séparer d’une communauté dont on faisait partie, suite à une divergence d’opinion, dit le Larousse. Avant la séparation, il y avait donc appartenance à un socle social, une histoire.
A partir de quel moment la dissidence arrive-t-elle trop tard pour laver la collaboration avec un régime de plus en plus autoritaire? Si Marina Ovsiannikova avait quitté son poste après la prise de la Crimée en 2014, aurait-elle eu plus ou moins d’influence sur la marche du monde?
La semaine prochaine marquera le triste anniversaire du début de la guerre d’agression russe en Ukraine. Des centaines de journalistes de médias russes pro-Kremlin ont quitté leur poste depuis le 24 février 2022. Marina Ovsiannikova est la plus célèbre et la plus contestée d’entre-eux. Regrette-t-elle son geste? Pour l’instant, elle veut rester seule avec elle-même pour répondre à la question qu’elle répète dans cette salle parisienne remplie de journalistes qui n’ont jamais pris autant de risques qu’elle: «ai-je agi au mieux?»