C’est seulement au début du 19e siècle que la philosophie russe fait une timide entrée dans l’histoire intellectuelle européenne, lorsque celle-ci a atteint les sommets (qu’on pense à un Spinoza, Leibnitz, Kant ou Hegel). La Russie ne s’est jamais remise de ce retard originel. Dans le sillon des romantiques allemands, les Russes cherchent le compromis entre la revendication de l’héritage (chrétien, grec, européen) et l’originalité de leur propre voie.
Le pionnier Tchaadaev
Le ton est donné à la fin des années 1820 par Piotr Tchaadaev (1794-1856), dont la Première lettre philosophique passe pour le premier texte de la philosophie russe (et tant pis s’il était écrit en français). Cette lettre a jeté les bases du paradigme déficitaire de la pensée russe. Si tous les peuples sont riches de leur histoire, ayant vécu des époques d’agitation et d’émotion qui ont nourri leur poésie et leurs idées, «nous autres, nous n’avons rien de tel», écrit Tchaadaev. «Une brutale barbarie d’abord, ensuite une superstition grossière, puis une domination étrangère, féroce, avilissante, dont le pouvoir national a plus tard hérité l’esprit, voilà la triste histoire de notre jeunesse.»
Référence incontournable aussi bien pour les slavophiles que pour les occidentalistes, Tchaadaev incitait les premiers à faire de ce manque une vertu, tandis que les derniers l’ont utilisé comme une base pour chercher à combler cette béance, en rejoignant la rationalité universelle et, ainsi, la famille des nations. Le débat entre les slavophiles et les occidentalistes, autrement dit entre les particularistes et les universalistes, apparemment irrésoluble, a déterminé l’atmosphère intellectuelle du 19e siècle et bien au-delà.
«Les peuples primitifs de l’Europe, les Celtes, les Scandinaves, les Germains, poursuit Tchaadaev, avaient leurs druides, leurs scaldes, leurs bardes, qui étaient de puissants penseurs à leur façon. (...) Or, je vous le demande, où sont nos sages, où sont nos penseurs? (...) Et pourtant, situés entre les deux grandes divisions du monde, entre l’Orient et l’Occident, nous appuyant d’un coude sur la Chine et de l’autre sur l’Allemagne, nous devrions réunir en nous les deux grands principes de la nature intelligente, l’imagination et la raison, et joindre dans notre civilisation les histoires du globe entier.»
Contre les occidentalistes et les slavophiles
On a tenté de surmonter cette opposition un siècle plus tard. Dès les années 1920, dans l’émigration russe, se forme un mouvement qui se dénomme eurasiste et qui se positionne à la fois contre les uns et contre les autres. Il conteste le faux universalisme des occidentalistes, qui n’est qu’une sorte de particularisme européen, romano-germanique, érigé en norme mondiale, tandis qu’il reproche aux slavophiles de miser sur l’ethnie et sa permanence dans le temps.
Or, pour les eurasistes, l’élément primordial est l’espace et, par conséquent, une étendue de la Baltique à la Mer de Barents. Du coup, la tension sous-jacente entre les notions de «nation» et d’«empire» est résolue en faveur du dernier. Cette préférence de l’empire sera le dénominateur commun qui passera outre tous les clivages (gauche/droite, politique/esthétique) du mouvement.
En s’insurgeant contre l’Occident romano-germanique (et donc aussi catholico-protestant), l’eurasisme s’appuie donc non pas sur l’ethnie russe, ni même sur la famille d’ethnies slaves, mais sur un large ensemble de la population habitant l’immense territoire de la Vistule jusqu’à l’Extrême-Orient, avec des peuples et des langues turcs, mongols, finno-ougriens, pour n’en citer que quelques uns. L’élément «touran» (qui englobe turcs et mongols) est central pour cet ensemble. Cette approche contredit l’idéologie slavophile et les mythes fondateurs de l’Etat russe — surtout celui du joug tataro-mongol dont les Russes se sont libérés à la prise de Kazan en 1552 par Ivan le Terrible, sauvant aussi bien l’Europe que sa propre pureté ethnique.
L’histoire détrônée la géographie
Les eurasistes essaient ainsi de détrôner l’histoire (centrale, on l’a vu, dès les écrits de Tchaadaev) et de la remplacer par la géographie. Les peuples se voient attachés l’un à l’autre par le génie commun du lieu, et non par des liens du sang ou du langage. L’auteur du premier texte eurasiste, L’Europe et l’humanité (1920), était le linguiste et fondateur de la phonologie Nikolaï Troubetskoï (1890-1938). Pour lui, le voisinage spatial des langues et des peuples est plus important que leur parenté d’origines. «Tout Etat n’est viable que lorsqu’il est capable de réaliser les objectifs que lui pose le caractère géographique de son territoire», écrit-il dans son livre L’Héritage de Gengis Khan (1925), consacré à celui qui, aux 12e et 13e siècles, a conféré à l’espace eurasien son unité. L’Etat russe cherche inconsciemment à la rétablir et devient, par conséquent, l’héritier et le successeur de l’œuvre de Gengis Khan. Pierre le Grand et ses successeurs avaient beau essayer d’occidentaliser la Russie, leurs tentatives étaient, aux yeux des eurasistes, vouées à l’échec.
Géographe et économiste, Piotr Savitski (1895-1968) fut le plus politisé des eurasistes. Il développait les principes du déterminisme géographique (après Montesquieu et Herder) et voyait l’Eurasie comme «continent-océan» pratiquement autarcique, dans lequel la nation russe était en train de passer à une phase supérieure impériale, et cela grâce aux Tatars («Sans Tatars, pas de Russie!», écrit-il).
Après avoir rejeté et fui la Révolution d’Octobre, certains eurasistes ont trouvé que les Bolchéviques, tout en étant guidés par de fausses idées, avaient fini par réaliser avec l’URSS le rêve eurasiste: l’espace de l’empire tsariste a été récupéré dans sa quasi-totalité, et le nouvel ensemble reconnaissait de surcroît officiellement toutes les ethnies comme étant égales, non subordonnées aux Russes. Le mouvement eurasiste cherche alors, à la fin des années 1920, à établir des contacts avec Moscou, et se verra très vite infiltré par des agents de la Guépéou (ancêtre du KGB). Moscou veut faire des eurasistes son antenne en Occident, ce qui précipite l’effritement du mouvement.
La figure centrale de la deuxième vague néo-eurasiste est l’ethnologue Lev Goumilev (1912-1992), fils de deux grands poètes du 20e siècle, Nikolaï Gumilev et Anna Akhmatova. Passé par le Goulag, cet historien des peuples nomades, théoricien de la «passionarité» (énergie vitale d’une ethnie), est très contesté par ses collègues historiens et adulé dans les années 1960-1990 par le vaste lectorat russe dilettante.
Le «Raspoutine» de Poutine
Une décennie plus tard, la troisième et actuelle génération d’eurasistes est dominée par la figure sulfureuse d’Alexandre Douguine (né en 1962), fils d’un officier du KGB et parfois surnommé le «Raspoutine» de Poutine. L’eurasisme de Douguine prend des couleurs à la fois mystiques et franchement géopolitiques. Dans son idéologie éclectique, il amasse les références à l’orthodoxie chrétienne, mais aussi au néo-paganisme, comme à Julius Evola, René Guénon, Martin Heidegger, Alain Soral, Alain de Benoist… Il entretient les relations étroites avec l’extrême-droite européenne et se targue d’être instigateur de l’annexion de la Crimée et de la création des deux républiques séparatistes de Donbass.
C’est en grande partie en s’inspirant des idées douguniennes que Poutine a qualifié la chute de l’URSS de «la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle». Loin de regretter l’écroulement, avec l’URSS, des idées ou pratiques communistes, le président russe déplorait surtout le rétrécissement de l’espace de son domaine du pouvoir. Dans le drame qui se déroule sous nos yeux, dans les dernières convulsions de l’empire soviétique, nous voyons le résultat de la nostalgie et de l’esprit revanchiste qui transforme et dénature les projets sociaux émancipateurs en un rêve d’expansion territoriale.