A 11 heures, le cours d’allemand a bien eu lieu. Sauf que… c’est le premier en deux mois de confinement. L’enseignante, par ailleurs appréciée, explique qu’elle n’a qu’un seul ordinateur à la maison, pour elle, pour son mari qui est aussi enseignant et pour ses deux adolescents. Elle a donné des devoirs, depuis le 16 mars, mais a attendu 7 semaines pour délivrer son premier cours en ligne.
A 14 heures, le prof de maths était aussi absent de son cours sur Meet. Les élèves attendent, ils savent que ce prof-là, en général, se donne de la peine (et en a, comme disent les bulletins scolaires). Au bout de vingt minutes, c’est sa femme qui décroche et crie dans l’appartement: «Gérard! Gérard! Viens! Tes élèves t’attendent!»
De prime abord, ces fiascos et d’autres, recueillis par les journalistes de Heidi.news pour notre nouvelle newsletter «Sortir de la crise», dont chaque édition du jeudi est désormais consacrée à l’éducation, sont scandaleux.
Monde médical flexible, monde de l’éducation rigide? Pour affronter la crise, les soignants et les médecins ont fait preuve d’un engagement hors du commun, parfois au péril de leur vie. Beaucoup ont quitté leur domicile pour ne pas contaminer leurs proches et réduire les trajets vers les hôpitaux où ils ont travaillé comme jamais. Cette flexibilité remarquable du monde médical est-elle absente du monde de l’éducation?
Pourquoi une enseignante du secondaire II, dont le salaire annuel se situe entre 106’000 et 143’000 francs (les profs genevois sont les mieux payés de Suisse), avec un mari au même niveau de rémunération, n’a-t-elle pas jugé utile d’acheter en ligne un deuxième ordinateur? A-t-elle seulement demandé à sa direction si des machines étaient disponibles? «Meet, ça marche aussi sur les téléphones, souffle Julien, un élève, mais on n’allait quand même pas le lui dire. Et si ça se trouve, elle n’a qu’un vieux Nokia».
Ces ratages sont-ils représentatifs de ce qui s’est passé pour les classes genevoises et romandes ces deux derniers mois? Pas forcément. Le 4 mai fut peut-être la faute à pas de chance. Quant à la prof d’anglais qui a «zappé» le cours du lundi, elle s’est montrée très engagée durant le reste du confinement.
Incroyable disparité. A défaut d’une enquête à grande échelle auprès des élèves, des enseignants, des parents et des directeurs d’établissements, nous avons ont recueilli des témoignages qui font état d’une incroyable disparité des expériences.
Il y a toujours eu des bons et des mauvais profs. L’école à distance semble avoir considérablement creusé le fossé entre ces deux catégories.
Car il y a aussi les héros de la «classroom», du nom de la plateforme de Google utilisée par l’école genevoise. Comme Fabrice, prof de français d’un collège de la rive droite qui n’a jamais autant travaillé. Il passe d’un Meet à un autre tous les lundis et vendredis, donne et corrige des devoirs les autres jours et se forme, la nuit, avec les tutoriels du SEM (service école-médias) pour bien maîtriser les différents outils (Classroom, Meet, Moddle, Cortex, etc).
Fabrice peste seulement contre le «manque absolu de leadership» de la cheffe du département de l’instruction publique, Anne Emery-Torracinta, durant la crise. «Elle nous a envoyé des messages lénifiants (courage, restez bien chez vous) mais a réservé ses déclarations importantes à la presse, si bien que mes élèves ont appris certaines décisions du DIP avant moi.»
Héros du tutoriel. Héroïque aussi, le prof de philo et d'anglais qui a créé ces tutoriels, tout seul, le week-end du 13 mars, à l’annonce de la fermeture des écoles. Il s'appelle Eric Vanoncini. Entre le vendredi soir et le lundi à l’aube, il a enregistré 20 vidéos et écrit une trentaine de pages web pour que ses collègues puissent assurer tout de suite. «Personne ne m’a dit ‘tu fais!’ Il fallait juste que ce soit fait», dit-il. Durant les trois semaines «cauchemardesques» jusqu’aux vacances de Pacques, lui qui est aussi formateur au SEM a reçu chaque jour une centaine de demandes d’aide, par email, par téléphone, par SMS et sur les plateformes des tutoriels. «J’ai répondu à tout le monde. Ça me prenait facile 6 heures par jour.»
Le directeur du SEM, Manuel Grandjean, a de quoi se réjouir. Ses outils d’enseignement numérique, à disposition depuis des années, ont enfin eu du succès. Normal, il n’y avait plus rien d’autre. Mais d’après lui, l’adoption a été massive, retournant même les habituels réfractaires au numérique, ceux qui l’ont toujours accueilli par des haussements d’épaules. «En deux mois, on a fait plus de progrès qu’en dix ans!, dit-il. C’est le mouvement qui compte. Le cap franchi sera conservé».
Meet même pas obligatoire. Il manque encore des outils, comme pour la coordination des profs. Beaucoup d’élèves ont été convoqués à plusieurs cours à la même heure. Mais au delà des outils, voyons les usages et règlements. Les visioconférences n’ont pas été imposées, même pas un Meet par semaine et par prof. Un outil que ses utilisateurs jugent pourtant indispensable. Et pas non plus pour les élèves: «La prof de math leur a dit récemment que se connecter à Meet n’était pas obligatoire. Et que les élèves n’avaient rien à craindre s’ils ne rendaient pas leurs devoirs... Après ça, j’ai passé une heure à convaincre mon fils qu’il n’avait pas fait “la plus grosse erreur de sa vie” (sic) en passant son temps à faire ses devoirs», raconte la mère d’un élève de cycle à Meyrin.
Et pour les profs qui zappent un Meet programmé, des sanctions? Le DIP refuse de prononcer ce mot. Un seul directeur d’établissement évoque une retenue sur salaire. «Qu'il essaie seulement», gronde un syndicaliste.
Jenny, élève au collège Rousseau, estime qu’elle a eu en moyenne… un cours par jour. «C’est super démotivant, dit-elle. J’avoue, là, je ne fais plus beaucoup d’efforts.» Et cela alors que plusieurs écoles privées (Moser, Töpffer, Florimont, etc) sont fières d’avoir assuré à distance le même nombre de cours, exactement, qu’avant la crise.
Le grand mystère. Paola Marchesini, secrétaire générale du DIP, reconnaît des «éléments de fragilité». «Nous nous sommes mis à l’école en ligne en catastrophe, compte tenu du rythme de fermeture des écoles. C’était un défi énorme. Des enseignants ont bien réussi, d’autres pas. En très grande majorité, ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient».
Pour elle, la priorité, c’est la rentrée du 24 août. «On peut imaginer que tout ne se fera pas en présentiel, au secondaire II en particulier, dit Paola Marchesini. Il faut tirer les leçons de ce qu’on vient de vivre, pour corriger les écarts entre enseignants et entre établissements dans leur maturité face au numérique. On est dans un vrai moment de bascule.»
Bascule ou pas, ne nous voilons pas la face. Une question turlupine les parents (qui sont d’ailleurs les oubliés de l’école à distance, les directeurs ayant rarement songé à leur écrire): qu’est-ce que les élèves ont réellement appris, en matière scolaire, durant ce confinement? Ce sera le grand mystère d’une année sans examen.
PS 1: Les prénoms de ce texte ont tous été modifiés. PS 2: Vos témoignages de parent, élève ou enseignant sont bienvenus: redaction@heidi.news