D’où vient l’obsession russe d’une Ukraine «nazie»?

Korine Amacher

Depuis le lundi 7 mars, Heidi.news invite à prendre de la hauteur par rapport à la guerre en Ukraine et son flot incessant d'informations. Pour cette «semaine des spécialistes», nous sommes partis à la recherche d’esprits aiguisés pour nous aider à mieux comprendre ce qui se joue là, sous nos yeux, à notre porte. Korine Amacher, professeure d'histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, revient sur ce leitmotiv du discours officiel du Kremlin: la volonté de «dénazifier» l’Ukraine.

En janvier 2010, après le premier tour de l’élection présidentielle ukrainienne, Viktor Iouchtchenko, vainqueur de la «révolution orange» en 2004 et candidat à sa réélection, attribua le titre de héros national à Stepan Bandera, le dirigeant d’une organisation nationaliste ukrainienne radicale (OUN) née en Ukraine occidentale, polonaise durant l’entre-deux-guerres. Or, l’OUN avait collaboré avec les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, dans l’espoir d’obtenir leur soutien à l’établissement d’une Ukraine indépendante. La décision de Iouchtchenko eut beau être invalidée par la justice après sa défaite de 2010, le mal était fait.

Cette décision suscita l’émoi en Ukraine orientale, mais aussi en Russie, où la «Grande Victoire» occupait depuis le milieu des années 2000 une place de plus en plus centrale dans l’espace public et mémoriel et où les fêtes du 9 mai (jour de commémoration de la victoire sur l’Allemagne nazie, ndlr.) avaient renoué avec le faste de la période soviétique. En Pologne aussi, l’émotion fut vive. En effet, en 1942-1943, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, branche armée de l’OUN, avait mené une véritable opération de purification ethnique à l’encontre de la population polonaise des villages de Galicie et de Volhynie.

Une mémoire clivée

L’héroïsation de Stepan Bandera, et plus largement des nationalistes ukrainiens qui avaient participé à des massacres de Juifs et de Polonais durant la guerre, puis lutté contre l’URSS, ne datait toutefois pas de 2010. Dès les années 1990, dans la partie occidentale de l’Ukraine, un processus de réhabilitation des nationalistes ukrainiens d’extrême-droite s’était mis en place. Des noms de rues leur avaient étaient accordés, des statues de Bandera avaient commencé à apparaître. Cette héroïsation des nationalistes ukrainiens a rendu impossible l’établissement d’une mémoire partagée de la Grande Guerre patriotique en Ukraine.

Entre l’est du pays, qui condamnait cette héroïsation et cultivait, comme en Russie, le mythe de la Grande Guerre patriotique, et l’ouest du pays, qui entendait préserver la mémoire de ceux qui avaient lutté pour l’indépendance nationale de l’Ukraine, fut-ce au prix d’un pacte avec le diable, le dialogue était de plus en plus difficile. Dans le reste de l’Ukraine, les positions étaient partagées entre les partisans de l’héroïsation des nationalistes ukrainiens et leurs adversaires, sans compter les indifférents.

Quand vint la révolution de Maïdan

Les événements sur la place Maïdan en 2013-2014 ont largement contribué au renforcement de l’image positive de Stepan Bandera. Aux côtés d’activistes radicaux d’extrême-droite, ouvertement bandéristes, bon nombre de manifestant.e.s qui rêvaient de démocratie et qui ignoraient visiblement tout de l’histoire se sont mis à scander le mot d’ordre utilisé par les membres de l’OUN: «Gloire à l’Ukraine! Gloire aux héros!».

Ce mot d’ordre est rapidement devenu le symbole du soutien à l’Ukraine indépendante, après l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass. Et pas seulement en Ukraine: des spécialistes de l’Europe centrale et orientale, peu soucieux du poids des mots, l’utilisent aussi en marque de soutien à l’Ukraine.

Une extrême-droite en perte de vitesse

Est-ce à dire, comme le prétend Vladimir Poutine, que l’Ukraine doit être «dénazifiée»? Depuis des années, le pouvoir russe exagère délibérément l’importance des groupes ukrainiens d’extrême-droite.

  • L’un d’entre eux, le Secteur droit (Pravy Sektor) a effectivement joué un rôle important durant les événements du Maïdan, et a participé à la formation du «bataillon Azov», dont les milliers de volontaires ont combattu les séparatistes prorusses dans le Donbass. En septembre 2014, le bataillon Azov a été intégré dans l’armée régulière ukrainienne.

  • Quant au parti d’extrême-droite Svoboda, s’il a remporté 10% des suffrages aux élections législatives de 2012, il ne joue guère de rôle depuis 2014 dans l’échiquier politique ukrainien.

  • Il en va de même pour Secteur droit, devenu un parti politique en 2014. Son score aux élections législatives et présidentielles est aujourd’hui minime.

Enfin, si le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, russophone et d’origine juive, élu à 73%, termine ses discours par les mots: «Gloire à l’Ukraine!», il s’arrête là et ne rend pas gloire aux héros ukrainiens d’extrême-droite.

Tous les résistants seront des «nazis»

Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas, en Ukraine, un nationalisme d’extrême-droite, voire des groupes d’extrême-droite. C’est un phénomène qui, faut-il le rappeler, ne touche de loin pas que l’Ukraine. Mais la propagande du pouvoir russe, puissante, a fait son effet. Aujourd’hui en Russie, nombreux sont celles et ceux qui sont persuadés que la société ukrainienne adhère massivement aux idéologies d’extrême-droite, et considèrent que le pays est infesté de néo-nazis.

En Europe, les partis politiques européens d’extrême-droite hésitent entre leur loyauté envers le Kremlin et la solidarité avec l’Ukraine attaquée par la Russie. D’aucuns s’en sortent en se désolidarisant de l’invasion russe, tout en rejetant la faute sur l’Occident antirusse.

Quant aux militants de l’extrême-droite européenne, ils ne forment pas non plus un front uni. Certains partent lutter aux côtés des Ukrainiens. D’autres, comme à Belgrade il y a quelques jours, défilent dans les rues en brandissant des drapeaux russes. D’autres enfin combattent aux côtés des séparatistes du Donbass et des soldats russes, sans que cela ne suscite le moindre problème au chef du Kremlin – pourtant si soucieux de «dénazifier» l’Ukraine.

En réalité, le projet de Vladimir Poutine de «dénazification» de l’Ukraine apparaît avant tout comme une justification de sa politique impérialiste et expansionniste et de sa négation de l’Ukraine en tant qu’État indépendant. Et le flou de ce terme lui permettra, en cas d’occupation de l’Ukraine, d’accuser toutes les personnes qui résistent d’avoir été ou d’être des néo-nazis.