«Adieu le Z»: comment les Russes ont changé d'avis sur la guerre en Ukraine

Un jeune mobilisé russe dit au revoir à son amie à Moscou, en octobre 2022. EPA/MAXIM SHIPENKOV

Au printemps 2022, les sondages, même indépendants, montraient que «l'opération spéciale» russe en Ukraine était largement soutenue par la population. Un an plus tard, un journaliste russe a mené l'enquête dans son pays, y compris dans les familles de mobilisés. Il démontre que ce n'est plus le cas.

Il y a un an, l'invasion russe de l'Ukraine commençait à 6h du matin, heure de Moscou et à 5 heures du matin, heure de Kiev. Le président russe Vladimir Poutine, annonçant le début d'une «opération militaire spéciale», a déclaré qu'il comptait sur le soutien de toute la société russe:

«Je suis convaincu que les soldats et les officiers dévoués à leur pays accompliront leur devoir avec professionnalisme et courage. Je ne doute pas que tous les niveaux du gouvernement, les spécialistes responsables de la stabilité de notre économie, du système financier, de la sphère sociale, les chefs de nos entreprises et l'ensemble des entreprises russes agiront de manière cohérente et efficace. Je compte sur la position consolidée et patriotique de tous les partis parlementaires et des forces publiques. Les décisions que nous avons prises seront appliquées et les objectifs que nous avons fixés seront atteints.»

Bien entendu, le soutien au président russe n'a pas fait l'unanimité. Le déclenchement des hostilités a suscité critiques et protestations de la part d'un certain nombre de forces politiques de gauche et libérales. Pourtant, en février et mars 2022, même selon des sondages indépendants, plus de la moitié des Russes étaient favorables à l'invasion de l'Ukraine. Selon une étude réalisée par le Field russe avec le militant de l'opposition Maxim Kats, 59% des Russes étaient favorables à la guerre. Une proportion que le centre d'État VTsIOM faisait grimper à 71%.

Cependant, aujourd'hui, c'est clair: la guerre ne s'est pas déroulée comme prévu. Il n'y a pas eu de victoire russe rapide et le Kremlin a été contraint de prendre des décisions impopulaires: déclarer la mobilisation partielle et retirer ses troupes de Kherson et de la région de Kharkiv en Ukraine. Au lieu des trois jours ou des deux semaines annoncés initialement par les propagandistes russes, la guerre dure depuis un an et ne tourne pas à l'avantage de la Russie. Aucune décision des dirigeants du pays n'a été mise en œuvre et aucun objectif n'a été atteint.

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Un char russe détruit portant la lettre Z, symbole de la guerre. Près de Kutuzivka, dans l'est de l'Ukraine, en mai 2022. (AP Photo / Bernat Armangue)

En outre, de nombreux crimes ont été commis pendant la guerre: 1316 civils tués à Boucha et dans le district de Boutchansky, au moins 5000 civils tués à Marioupol. Les tirs de roquettes détruisent des bâtiments résidentiels, emportant la vie de femmes, de personnes âgées et d'enfants. Quant au nombre de victimes dans les soi-disant «républiques populaires» de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL), il a déjà atteint 10’000 morts en novembre dernier – et ce sont des informations de l'ombudsman russe Tatyana Moskalkova.

Pour être clair:

  • Au cours des huit années qui ont précédé la déclaration de guerre, selon Mikhaïl Mizintsev, chef du Centre de gestion de la défense nationale de Russie, 14’500 personnes seraient mortes dans la RPD et la RPL;

  • entre 2016 et 2022, selon la médiatrice de la RPD, 1’061 personnes (dont 76 civils, le reste étant des militaires).

En d'autres termes, l'«opération militaire spéciale» destinée à «protéger la population du Donbass» a fait dix fois plus de victimes en un an que le «terrorisme ukrainien» au cours des six dernières années.

Les cercueils ont aussi commencé à arriver en Russie. Selon les derniers chiffres du ministère russe de la défense, annoncés le 21 septembre 2022, 5937 militaires russes sont morts dans cette guerre. Le journal indépendant russe Novaïa Gazeta a recensé en février 2023 des annonces officielles de la mort de 10’552 militaires. Quant au service russe de la BBC, il a affirmé avoir pu établir les noms de 14’709 soldats et officiers russes tombés au combat. (Des chiffres qui sous-estiment massivement les pertes russes, évaluées à près de 200’000 morts et blessés par des services de renseignement occidentaux, ndlr.) Enfin, l'un des résultats intermédiaires de la guerre a été le bombardement du territoire russe, non seulement dans les régions frontalières de Belgorod, Briansk et Koursk, mais aussi dans des régions apparemment éloignées de l'Ukraine comme Riazan et Saratov. Des frappes ayant causé la mort de dizaines de civils en Russie même – au moins 30 victimes sont identifiées.

Que pensent les Russes de la guerre aujourd'hui, alors que l'«opération» visant à renverser le gouvernement ukrainien s'est transformée en une tragédie pour eux-mêmes?

Trouver le sens de la mort

«Si l'opération spéciale n'avait pas commencé, c'est évidemment nous, la Russie, qui aurions été pris pour cibles.»

Je suis allé récemment à la rencontre de Xenia, l'épouse d'un mobilisé, dans le village de Magistralny, au nord d'Irkoutsk. Elle était assise sur le coin d'un canapé dans une pièce faiblement éclairée. Son mari, Alexei, a été enrôlé dans l'armée le 28 septembre dernier. Et en janvier de cette année, il a été tué dans la région de Donetsk, en Ukraine, lors de sa première bataille.

Alexei lui disait que les mobilisés n’avaient pratiquement pas été préparés à la guerre: ils n’ont eu droit qu’à deux exercices de tir et deux cours de premiers secours. Ils ont été jetés sur la ligne de front en tant que membres des troupes d'assaut. Le taux de survie des troupes d'assaut est le plus faible de toutes les branches des forces armées: un soldat russe sur cinq tué en Ukraine est un fantassin. Xenia elle-même estime que son mari et ses compagnons mobilisés ont en fait servi de «chair à canon». Mais elle ne considère pas la guerre comme inutile: après tout, il n'est pas mort pour rien, n'est-ce pas?

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Une des rares images de funérailles de soldats russes en Russie. Reportage BBC du 17 mars 2022.

Ce motif – la mort inutile de proches – est souvent évoqué par les épouses et les mères de militaires russes. Et ce n'est pas étonnant: si vous admettez que la guerre n'a aucun sens, que la Russie attaque au lieu de se défendre, alors votre parent n'est pas un héros.

Xenia pense que la guerre doit se terminer par la victoire de la Russie. Cependant, elle ne sait pas exactement ce qui doit être considéré comme une victoire. Alyona, qui habite aussi à Magistralny et dont le mari a également été mobilisé, a une opinion similaire. Vladislav a été blessé au cours de la même bataille dans laquelle Alexei a trouvé la mort. Il a cinq éclats d'obus dans le corps. Il rentrera bientôt à la maison pour être soigné, après quoi il sera décidé s'il peut retourner au front.

Alyona a affirmé devant moi que les Ukrainiens étaient «pires que les nazis», en faisant référence à la Wehrmacht. Des amis lui ont dit que les prisonniers de guerre russes étaient fusillés en Ukraine. Elle adhère à la thèse de la propagande selon laquelle, de 2014 à 2022, il y a eu un «génocide de la population locale» dans le Donbass. Et prétend que son mari, qui risque maintenant d'être invalide, est un défenseur de la patrie.

Cependant, les Russes dont les proches ont été mobilisés mais sont encore en vie et en bonne santé ont souvent un avis exactement opposé. Il y a quelque temps, j'ai eu la chance de passer une semaine à discuter avec des parents de jeunes mobilisés et avec des mères dont les fils ne sont pas encore sur le front. Tous ne souhaitaient qu'une chose: la paix.

«Je ne déteste pas l'Ukraine et mon fils ne voulait pas y aller», me disait Natalia, la mère de Denis, 21 ans, mobilisé. «Nous lui en avons parlé, et il a dit: “Je n'ai pas besoin de ces cent mille putains de roubles” (les hommes mobilisés dans l'armée russe sont payés 195’000 roubles par mois, ndlr.). Mais le bureau d'enrôlement a appelé... et c'était fini.»

Natalia et Denis vivent dans le village de Kazatchinskoye, dans le district de Krasnoïarsk. Dans la campagne russe, il n'est pas coutume d'esquiver le service militaire: pour cela, vous pouvez devenir un paria, avec qui personne ne communiquera et que personne ne voudra aider le jour où vous en aurez besoin. De fait, dans la province russe d’aujourd’hui, la peur de devenir un paria est plus forte que la peur d'être tué ou de tuer une autre personne.

Néanmoins, les sentiments anti-guerre existent parmi les mobilisés et leurs familles. Et ce n'est pas une coïncidence si, presque chaque jour, les médias russes présentent les histoires de femmes qui exigent que leurs maris reviennent des unités militaires. Selon une déclaration du procureur général de la Fédération de Russie, Igor Krasnov, 9000 hommes ont été démobilisés de l'armée à fin janvier 2023 après avoir prouvé qu'ils avaient été mobilisés illégalement. Leur attitude à l'égard de la guerre est inconnue, mais il est clair qu'ils ne veulent à tout le moins pas y participer et ont trouvé la force de le déclarer en allant de facto à l'encontre des intérêts des dirigeants militaires du pays.

La faute

La mobilisation partielle a profondément changé le point de vue des Russes sur ce qui se passe en Ukraine. La guerre a fait son entrée dans les foyers alors qu'auparavant, nombre d'entre eux ne voyaient dans les combats qu'un spectacle télévisé. Pour certains, la mobilisation a réveillé pour la première fois un sentiment anti-guerre, les amenant à s'inquiéter davantage pour leurs proches que pour les «intérêts de l'État». Pour d'autres, elle les a motivés à agir de manière plus décisive: le pays a appris que certains de ses citoyens ne voulaient pas faire la guerre à l'Ukraine en voyant les files d'attente de plusieurs kilomètres de long qui bordaient les frontières avec le Kazakhstan, la Géorgie et la Mongolie.

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Des recrues russes prennent un train à la gare de Prudboi, dans la région de Volgograd, le 29 septembre 2022. (AP Photo/File)

En seulement deux semaines après l'annonce de la mobilisation, 700’000 personnes auraient quitté la Russie. Et le nombre de ceux qui n'ont pas pu partir est encore plus élevé: déménager dans un autre pays, même temporairement, est une affaire coûteuse – pour deux mois de vie au Kazakhstan, j'ai moi-même dépensé 1500 dollars, alors que nous vivions à six dans un très modeste appartement de trois pièces dans un immeuble soviétique de cinq étages et avons essayé d'économiser sur tout. Pendant ce temps, 64% des Russes n'ont pas d'économies du tout et n'ont donc aucun moyen de s'échapper, même pour un mois.

Vaut-il la peine de mourir pour cela?

J'ai parlé à des émigrés russes au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Kirghizstan. Il s'agit pour la plupart de jeunes gens, qui ne sont pas des téléspectateurs et sont donc moins exposés à la propagande. Beaucoup d'entre eux ont refusé la guerre dès le premier jour, non pas tant en raison d’une sympathie particulière à l'égard de l'Ukraine, mais de leurs principes pacifistes et de leur compréhension du fait que l'État russe trompe souvent ses citoyens. S'il a trompé les gens sur l'augmentation de l'âge de la retraite (Poutine a personnellement promis de ne pas l'augmenter, mais il l'a fait), s'il les a trompés sur les changements de la Constitution (Poutine a promis de ne pas la changer même pour préserver son pouvoir personnel, mais il l'a fait), alors pourquoi devrait-on faire confiance à cet État lorsqu'il affirme que le pays voisin a été pris par des «nazis» qui menacent la sécurité des Russes? Et plus encore, vaut-il la peine de mourir pour cela?

Yury Kobtsev, entrepreneur de Tver, m’a déclaré en Ouzbékistan:

«Après mon départ avec ma femme et mes enfants, une vieille parente, survivante de la Grande Guerre patriotique, a envoyé le message suivant dans le groupe de discussion familial: “Il n'y a jamais eu de traîtres et de lâches dans notre famille”. Mais ensuite, elle a supprimé le message. Je ne la juge pas. Elle est âgée de 90 ans. Si nous avions été attaqués, je ne serais certainement pas parti en Ouzbékistan, j'aurais pris mon fils et je serais allé au front. Depuis la mobilisation [partielle], l’attitude des personnes âgées a beaucoup changé. Avant, on se disputait avec eux. Maintenant, même ma belle-mère a demandé son passeport [en vue d’un départ].»

Le milieu des exilés russes est définitivement anti-guerre. En Géorgie, ils ont organisé le mouvement «Émigration pour l'action»: des dizaines de bénévoles russes aident les réfugiés ukrainiens, organisant l'achat de médicaments et des consultations psychologiques, résolvant les problèmes quotidiens de personnes qui ont été forcées de quitter leur foyer. C'est ainsi qu'une société russo-ukrainienne normale est en train d'émerger à Tbilissi.

Contre, mais pour

Le blockbuster de janvier 2023 a été l'interview de l'acteur Oskar Kuchera par le journaliste Yuri Dud. Elle a été vue 21 millions de fois sur YouTube. Alors que ce dernier est ouvertement contre la guerre, l'interview était présentée comme une conversation avec une personne qui soutient l'armée russe.

Voici quelques citations de Kuchera:

  • Je soutiens mon pays et les gars qui donnent leur vie. Et je les soutiendrai parce que c'est mon pays. Je ne vais nulle part et je ne tire aucun bénéfice de cette affaire. Est-ce que je veux aider nos hommes qui meurent? Je le veux. Est-ce que je veux arrêter tout ça? Je le veux. Je crois que la Russie a lancé une attaque préventive en février 2022, sachant qu'elle serait attaquée, et qu'elle a attaqué non pas les soldats ukrainiens, mais les soldats américains et polonais qui se trouvaient là.

  • Je ne crois pas à la dénazification et à la démilitarisation (raisons officielles de la guerre). Je ne comprends pas ce que c'est. Je pense que c'est une fausse raison et qu'on ne nous dit pas la vraie raison. Très probablement, il s'agit de quelque chose de plus global qu'une opération spéciale. Elle n'est pas dirigée contre l'Ukraine. C'est mon opinion. Je n’arrive pas à comprendre comment il est possible d'attaquer un voisin.

  • Je demande chaque jour à une puissance supérieure que cela cesse. Je ne vois pas d'avenir enfermé. Je ne vois pas du tout quel avenir ce monde peut avoir, dans la direction où nous allons. Cela me met mal à l'aise. Je ne voudrais pas voir l'avenir de mes enfants confiné à l'intérieur du pays. Je veux que mes enfants grandissent dans le monde. A la fois russe et ukrainien. Je voudrais croire qu'il n'y avait vraiment pas d'autre choix [que de déclencher la guerre].

Les Russes n'ont pas été entraînés à tuer et à mourir

Oskar Kuchera a été ridiculisé sur internet pour ses propos. Mais sa logique est celle de nombreux citoyens russes. Le patriotisme militaire et la loyauté inconditionnelle envers son pays, inculqués dès l'enfance, coexistent dans l'esprit des Russes avec un désir naturel de vivre et la compréhension que la guerre est mauvaise. La Russie n'est pas la Corée du Nord. Ici, au cours des trente dernières années, il n'y a pas eu d'idéologie d'État, et le discours sur la «grandeur» s'est superposé au désir du très classique «rêve américain». Les Russes n'ont pas été entraînés à tuer et à mourir. C'est pourquoi beaucoup de ceux qui soutiennent la guerre, surtout lorsqu'elle ne se déroule pas comme prévu, ne peuvent rien dire de plus intelligent que: «C'est dommage pour les gars, il faut les soutenir.»

En même temps, il est important de noter que ces personnes comprennent aussi que la guerre est épouvantable. Ils admettent même que l'État ne dévoile pas les véritables objectifs de cette guerre. Même si après l'annexion des régions ukrainiennes de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijjia en octobre dernier, ces objectifs semblent avoir été clarifiés.

Des propagandistes bien isolés

Il y a beaucoup moins de personnes en Russie aujourd'hui qui soutiennent ouvertement la guerre avec l'Ukraine qu'en février et mars de l'année dernière. Les habitants de la Fédération de Russie se souviennent bien du nombre de symboles guerriers qui circulaient au printemps 2022: les lettres «Z» et «V». Elles étaient portées sur les vêtements et les sacs à dos, collées sur les voitures. Aujourd'hui, il est rare de voir ces lettres ailleurs que sur une institution d'État, où elles ont été accrochées de force.

Le déroulement malheureux de la guerre, la chute de missiles russes sur des immeubles résidentiels en Ukraine, la mort d'enfants, la mobilisation à laquelle il faut envoyer de plus en plus de «patriotes» – tout cela oblige les monsieur et madame Tout-le-Monde qui ne sont pas trop endoctrinés à cacher leur position pro-guerre.

En fait, les propagandistes d'Etat restent aujourd'hui les seuls à soutenir sans honte le meurtre de civils dans un pays voisin. Oui, ils ont un public, et un public important, mais ce public est de moins en moins solidaire d'eux. La réalité est trop contraire à ce que dit la télévision. Il n'y a pas de victoires éclatantes, l'Europe ne gèle pas sans le gaz russe, l'économie américaine ne s'effondre pas. Et en Russie, l'inflation a atteint 11,9% l'an dernier.

La seule façon active pour ces citoyens d'exprimer leur soutien à la guerre est d'aider l'armée russe avec de l'argent, des vêtements, des médicaments, de la nourriture et des instruments comme des lunettes ou des drones de reconnaissance. Et même cette aide est contrainte; elle est collectée par directives auprès des employés des institutions étatiques et municipales. Il existe des centaines de rapports sur des fonctionnaires contraints de consacrer leur chèque de paie aux besoins de l'«opération spéciale».

Bien sûr, il ne faut pas se leurrer: une partie importante de la société russe soutient la guerre. Mais aujourd'hui, c'est plutôt par inertie.

Les opposants se radicalisent

Dès les premiers jours de l'«opération spéciale», une vague de rassemblements anti-guerre a déferlé sur la Russie. De Moscou à Vladivostok, des milliers de personnes sont sorties pour protester contre la décision de Vladimir Poutine. Désormais, il n'y a plus de rassemblements de masse dans le pays. La raison en est la réaction sévère des autorités aux manifestations pacifistes: les participants aux rassemblements de l'hiver et du printemps ont été détenus et torturés dans les commissariats. En mars de l'année dernière, de nouveaux articles du code pénal russe sont entrés en vigueur: «Discréditer l'armée russe» et «Diffuser des informations sciemment fausses sur les forces armées russes». En vertu de ces articles, on peut faire cinq, voire quinze ans de prison pour un post sur les réseaux sociaux critiquant la guerre.

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Des policiers russes détiennent une femme ayant manifesté contre la mobilisation partielle pour «l’opération spéciale» en Ukraine. Moscou, le 24 septembre 2022. EPA/MAXIM SHIPENKOV

La réponse radicale des autorités au mécontentement à l'égard de la guerre a entraîné une réaction tout aussi radicale: on dénombre à ce jour plus de 80 cas d'incendies criminels dans les bureaux d'enrôlement militaire dans toute la Russie. En septembre dernier, dans la ville d'Oust-Ilimsk, dans la région d'Irkoutsk, Ruslan Zinin, 25 ans, a tiré sur Alexandre Eliseev, un commissaire militaire, avec un fusil de chasse. Il a déclaré: «Rentrons tous chez nous maintenant». C'était sa façon de protester contre la mobilisation de son jeune frère:

«Je fais encore des cauchemars aujourd'hui après avoir vu une photo posthume d’un de mes camarades de classe, un garçon de 18 ans, appelé en novembre 2021 et tué en mars 2022, aux premiers jours de l'opération spéciale. En imaginant un instant que j'aurais un jour, à Dieu ne plaise, à voir mon propre frère comme ça, je savais que je ne pouvais pas continuer à vivre en sachant que je n'avais rien fait pour l'empêcher.»

À la fin de l'année dernière, le journal indépendant Meduza a publié les résultats d'une enquête sociologique commandée par l'administration présidentielle. Selon laquelle, alors qu'en juillet 2022, 55% des personnes interrogées étaient favorables à la poursuite de la guerre et 32% aux pourparlers de paix avec l'Ukraine, en novembre, les chiffres avaient changé: 55% étaient en faveur de la paix, et le soutien à la guerre n’était plus que de 25%.

Attraper des hommes dans la rue

Avec l'absence de progrès sur le front et la baisse du niveau de vie, le nombre d'opposants à la guerre va inévitablement augmenter. Les conditions préalables pour que la situation change et que Vladimir Poutine puisse sortir victorieux ne sont pas visibles: les États-Unis et l'Union européenne intensifient l'aide militaire et humanitaire à l'Ukraine, forment ses soldats et ses officiers, Israël attaque avec succès les usines militaires iraniennes qui fabriquent les drones Shahed utilisés par l'armée russe. Même les pays amis de la Russie, comme le Kazakhstan ou l'Ouzbékistan, expriment leur mécontentement face à l'«opération spéciale», et le président biélorusse Alexandre Loukachenko, qui doit à Vladimir Poutine d’avoir conservé le pouvoir après les manifestations de 2020-2021, tente d'empêcher l'armée biélorusse d'être enrôlée dans la guerre.

Vladimir Poutine peut annoncer la deuxième vague de mobilisation, mais la question se pose de savoir s'il sera en mesure de recruter le nombre d'hommes nécessaire. A l'automne, il a fallu littéralement attraper des hommes dans les rues des grandes villes et les traîner de force dans les bureaux d'enrôlement militaire. Et si le président prononce cette deuxième vague de mobilisation, il est certain de voir s'effondrer sa cote de popularité et les derniers vestiges de confiance de la part de ses concitoyens.

Bien sûr, le pouvoir de Vladimir Poutine ne dépend pas de la confiance des Russes – les élections le concernant n'ont jamais été libres ni honnêtes. Mais a-t-il besoin de provoquer davantage de troubles civils? Après tout, il pourrait bien surestimer son propre pouvoir. Comme en Ukraine.