Heidi.news – Le 29 octobre, la Russie se retirait avec fracas de l’accord céréalier, faisant peser une menace sur l’approvisionnement en céréales dans le monde, avant de se dédire quatre jours plus tard. Ce coup de poker a-t-il bouleversé les marchés et le trafic maritime?
Hugo Boudet – L’annonce est tombée un samedi, dernier jour d’ouverture des marchés financiers. Nous avons observé ce qu’il s’est passé le lundi (à la réouverture des marchés, ndlr.) et la semaine qui vient de s’écouler. Et il n’y a pas eu de vrai changement: tout a continué de circuler comme avant. D’une part, j’imagine que ce n’est pas parce que la Russie sort de l’accord un jour que le lendemain, tous les navires sont immobilisés ou coulés. D’autre part, l’ONU et la Turquie ont annoncé dans la foulée maintenir avec l’Ukraine ce corridor céréalier.
Le président Zelensky affirmait pourtant le même jour que 176 cargos étaient bloqués à Tchornomorsk, avec à bord plus de deux millions de tonnes de céréales. Un coup de bluff?
Chez AgFlow, nous ne pouvons voir que les navires qui ont allumé leur transpondeur AIS, un récepteur traqué par satellite, et donc qui naviguent en mer. Pour le coup, je ne peux pas confirmer ou infirmer. Toujours est-il que dans la semaine qui a suivi, on a vu un énorme convoi de navires partir de l’oblast d’Odessa (où sont situées la ville éponyme et Tchornomorsk, ndlr.), ce qui ne tient pas tant de la décision russe que d’une congestion aux ports: les volumes d'export sont retournés à leur niveau d’avant-guerre, mais avec seulement trois ports en activité. La capacité ukrainienne d’exportation par voie maritime est de 6 à 7 millions de tonnes de céréales par mois. En août, on était à 2,5 millions, en septembre 5,9 et en octobre à 6,6 millions. Mais il est possible que des bateaux aient été empêchés de partir le samedi, et que cela ait contribué à cette congestion.
On ne peut donc pas mettre sur pause tout le trafic commercial d’un territoire comme la mer Noire d’un simple claquement de doigts?
Exactement. Pour moi, ce retrait était surtout un choix politique et beaucoup de communication. On le voit d’ailleurs, car la Russie a réintégré l’accord juste après. C’était pour faire bouger les marchés, et peut-être – ce sont des spéculations toutes personnelles – détourner l’attention de l’avancement des troupes ukrainiennes. Ce qui est intéressant, c’est de noter que les marchés n’ont pas du tout bougé derrière.
Plusieurs médias ont pourtant annoncé une hausse des cours du blé le lundi, voire une «envolée», avant un repli lors du retour de Moscou dans l’accord…
De ce que j’ai suivi, au contraire: la plupart des marchés financiers étaient en bear, c’est-à-dire à la baisse. Car au même moment, il y a eu de très bonnes nouvelles sur les productions en blé américaines et sud-américaines; en Australie aussi, qui enregistre la deuxième meilleure récolte de son histoire. On a aussi les Etats-Unis qui ont beaucoup de surplus de maïs et qui le vendent peu. En résumé, la situation des principaux grains exportés par l’Ukraine est favorable: une bonne récolte, beaucoup de stocks et peu de demandes. Les marchés ne se sont pas emballés.
Après, il faut voir qu’on parle souvent des cours pendant la journée, alors je traque les prix à la fermeture. Le lundi 31 octobre, les closing price du blé et de maïs de partout dans le monde étaient à la baisse par rapport au samedi 29. A part peut-être sur Euronext (la principale place boursière de la zone euro, ndlr.), où la tonne de blé a pris 20 euros lundi et 3 euros supplémentaires le lendemain. Mais c’est négligeable par rapport à ce que l’on a observé en mars. Il y a eu un effet de surmédiatisation ou de mauvaise compréhension de ce qu’il se passait.
Cet été, vous nous disiez que les exportations céréalières russes allaient bon train, pendant que les prix atteignaient des sommets. Depuis, l’accord sur les céréales de la mer Noire a permis aux marchés de refluer et l’Ukraine d’exporter, ce qui n’a pas dû arranger les affaires russes. Quel intérêt peut avoir la Russie, premier exportateur de blé au monde, à ce qu’il soit renouvelé, à 15 jours de son expiration?
C’est une très bonne question, je me la pose aussi et je n’ai pas encore vraiment la réponse. La Russie a eu cette année la plus grosse récolte de blé de son histoire… mais peine à la vendre. Ce n’est pas une conséquence directe des sanctions internationales – qui ne concernent pas les matières premières agricoles – mais un effet collatéral des sanctions bancaires. Il est compliqué pour les acheteurs de traiter avec les Russes – car il faut avoir du rouble – et depuis l’accord céréalier, on peut toquer à la porte de l’Ukraine. Moscou pourrait donc se retirer de l’accord pour retrouver le monopôle instauré avec la guerre. Mais d’un autre côté, malgré ces difficultés, le pays a bien plus exporté le mois dernier qu’en octobre 2021, avec 5,4 millions de tonnes de matières premières agricoles, principalement du blé. Les produits sont moins chers et les partenaires commerciaux de la Russie ont mis en place des systèmes plus efficaces pour traiter avec elle. Cette situation est donc aussi bénéfique, le pays retrouve du souffle. Ma pensée est que son action consiste en un coup de communication: Moscou ne tirerait aucun bénéfice à se retirer aujourd’hui de l’accord céréalier.
Finalement, l’intérêt d’un tel accord pour la Russie n’est-il pas de constituer un moyen de pression sur l’alimentation mondiale, où elle peut ouvrir et fermer le robinet, comme avec le gaz?
En tout cas, c’est ce qu’elle essaie de faire, complètement. C’est un moyen de pression économique. Selon certains analystes, l’invasion de son voisin avait aussi pour objectif d’étendre son contrôle des matières premières agricoles. On l’a beaucoup dit, l’Ukraine produit énormément de blé et de maïs, mais aussi beaucoup d’oléagineux, qui représentent un marché extrêmement important pour les partenaires stratégiques de la Russie que sont la Chine et l’Inde. C’est également le moyen de contrôler la quasi-intégralité de la mer Noire – la Roumanie et la Bulgarie exportent peu. Le retrait russe était un test pour voir s’ils pouvaient imposer leur contrôle sur les marchés.
Un test qui s’avère donc un échec…
En effet, il n’y a eu aucune retombée et Moscou est retournée dans les rangs. Concrètement, l’inspection des bateaux qui empruntent le corridor (prévue dans l’initiative, ndlr.) se fait à Istanbul, et ce sont les Turques qui contrôlent le trafic maritime en mer Noire. Ce sont eux qui font les marchés avec l’ONU et tous les alliés. Ce sont des jeux de poker, ce qui est hyper intéressant à observer, si cela ne jouait pas sur la vie de millions de personnes.
Lors de notre premier échange, vous appeliez à plus de transparence sur les marchés, afin d’éviter les emballements émotionnels. Y a-t-il moins d’opacité aujourd’hui?
Je pense que oui. Ce qu’il s’est passé sur les marchés a beaucoup éduqué les gens. Les journalistes nous sollicitent beaucoup plus et il y a une demande d’informations. Le marché n’est pas 100% transparent et connecté, mais on progresse.
Et qu’en est-il de la situation des oléagineux?
Elle est plutôt bonne. Le marché de l’offre et de la demande est relâché; le Canada, un gros producteur, n’a pas subi cet été de feux de forêt comme l’an dernier. La situation est beaucoup moins explosive qu’à la précédente année agricole (de juillet 2021 à juin 2022, ndlr.). Il faut rappeler que les marchés étaient déjà sur une poudrière avant l’invasion de l’Ukraine, cette dernière n’a été qu’un catalyseur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est pour cela que la Russie ne pourra plus faire pression sur les marchés agricoles comme elle l’a fait en mars dernier.