Quand la gastronomie permet aux Etats d’étendre leur influence dans le monde

Jacques et Bernadette Chirac soupent avec Vladimir et Lyudmila Poutine, à Paris, en février 2003. | Keystone / AFP Reuters Photo Pool / Sergey Karpukhin

L'invasion des bibimbap dans le monde, un rösti pour Kim Jong-Un, du vin pour Gorbatchev... Bienvenue dans le monde de la diplomatie culinaire et de la gastro-diplomatie. Une conférence sera donnée sur le sujet le 1er avril à Genève, dans le cadre du Festival Histoire et Cité.

«Si la politique divise les hommes, la bonne table les réunit toujours.» La maxime du club des chefs des chefs, des cuisiniers qui concoctent les repas des chefs d’Etat, reflète une réalité: faire bonne chère facilite le transit diplomatique. Là n’est pas le seul bénéfice: l’alimentation constitue aussi un formidable outil de soft power, d’influence sur le monde.

Le rendez-vous. «L’alimentation est un pouvoir, et le pouvoir influence l’alimentation», aime rappeler Alessandra Roversi, qui a rédigé un mémoire sur le sujet et longtemps travaillé dans la communication en lien avec ce qu’on appelle la «gastro-diplomatie».

La passionnée à l’anecdote inépuisable délivre le samedi 1er avril la conférence «Gastro-diplomatie: le ventre des relations internationales», à 14h30 aux Bains des Pâquis, dans le cadre du festival Histoire et Cité. En voici quatre anecdotes croustillantes.

1. La Corée du Sud a investi des millions pour lancer la tendance bibimbap

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Des volontaires cuisinent un bibimbap à Séoul, en Corée du Sud, en 2014. | EPA/STRINGER SOUTH KOREA OUT

En 2009, le pays a lancé une vaste campagne visant à promouvoir sa cuisine – hansik – à travers le monde. Le programme est encadré par les ministères de l’Alimentation et de la Culture.

Les objectifs affichés? Arroser le monde de bibimbap et de bulgogi, quadrupler le nombre de restaurants sud-coréens dans le monde d'ici à 2017, et hisser la gastronomie locale parmi les plus reconnues dans le monde.

Les moyens pour y parvenir sont nombreux – et généreux. Le montant exact varie selon les sources, mais un million de dollars aurait été investi pour la seule année 2009. Evénements culinaires, bourses pour des étudiants souhaitant se rendre dans des écoles de gastronomie, et même une chanson de K-pop, sont au programme.

Et pour quels résultats? «Il y a bien eu un développement de restaurants coréens dans le monde», souligne Alessandra Roversi. Leur nombre aurait même quadruplé entre 2009 et 2017, d’après l’institut de promotion de la gastronomie coréenne, cité dans le New York Times.

«Il y a eu de la publicité dans les médias. L’opération a beaucoup mieux marché que l’envoi par la Malaisie d’un foodtruck aux Etats-Unis pour faire la promotion de sa cuisine.»

La spécialiste émet néanmoins une réserve: difficile de savoir si une telle explosion de restaurants est bien attribuable à cette campagne d’ampleur. De plus, celle-ci a généré des controverses en Corée du Sud, ajoute Alessandra Roversi:

«Les plats que le gouvernement voulait promouvoir étaient ceux de la cuisine royale, pas de la paysannerie. C’est une cuisine d’exports. Pour les Coréens, ces plats sont des indicateurs de classe.»

2. La Corée du Sud a cuisiné des röstis pour Kim Jong-Un

Restons en Corée du Sud, mais faisons un bond dans le temps. En avril 2018, le président Moon Jae-in reçoit son homologue nord-coréen à Panmunjom, village frontalier emblématique du conflit entre les deux Corées, au cœur de la zone démilitarisée. C’est une première depuis la signature de l’armistice au même endroit, 65 ans plus tôt, qui a mis fin à trois années de guerre.

A cette occasion, la Maison bleue a servi des röstis (revisités) à Kim Jong-Un – qui aurait étudié en Suisse sous une fausse identité – ainsi qu’un poisson provenant du village où a grandi Moon Jae-in. La réunion de deux Corées en un repas, tout un symbole. Photos à l’appui, les moindres détails du repas sont dévoilés par le bureau présidentiel sud-coréen, et constituent un outil de communication à part entière.

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Les deux dirigeants s’engagent, entre autres déclarations, à «une dénucléarisation totale» de la péninsule. Quatre ans plus tard, on en est loin: Kim Jong-Un déclare à l’automne 2022 que le statut de puissance nucléaire du pays est «irréversible». Les röstis n’auront pas suffi.

3. Reagan sert du vin de la «vallée russe» à Gorbatchev

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Reagan et Gorbatchev portent un toast lors du sommet de Washington, en 1987. | Ronald Reagan Library

«Un exemple de diplomatie culinaire qui a particulièrement fonctionné, c’est le premier repas de Gorbatchev à Washington avec Reagan, en 1987», rappelle Alessandra Roversi.

Trois ans après leur première rencontre à Genève, le président américain réitère une attention envers son homologue russe: servir une bouteille Iron Horse 1984. Ce vin pétillant californien provient du comté de Sonoma, près de la «vallée russe» où de nombreux colons russes se sont installés au début du 19e siècle. Egalement au menu, du caviar russe.

Le repas est resté dans les annales, et ce n’est pas un hasard, ajoute Alessandra Roversi:

«C’est un récit qui a été médiatisé à dessein. Le menu servi aux dirigeants a été publié, et cela fait partie de l’effort de communication. La publication des menus n’est pas quelque chose d’usuel, on ne sait pas ce que mangeaient Macron et Merkel quand ils se voyaient.»

4. Chou chinois, keşkek… les plats de la discorde

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Des agriculteurs ramassent des choux chinois dans la province de Shandong, en 2014. | Keystone/EPA/WU HONG

Si la gastronomie peut aider à digérer les négociations, elle peut aussi produire des indigestions. La situation se corse quand des Etats se disputent l’authenticité d’un plat ou d’un aliment.

Alessandra Roversi illustre:

«Depuis 2005, il y a des bagarres entre la Chine et la Corée du Sud sur la dénomination d’un chou, que les deux pays consomment, dans le Codex Alimentarius (un ensemble de normes constituant l’alpha et l’omega des aliments et de l’agriculture au sein des Nations unies, ndlr). Est-ce un chou “coréen” ou un chou “chinois”?

Mêmes tensions sur le chou fermenté, le kimchi: désigne-t-il une recette coréenne ou chinoise ancestrale? Les échanges se poursuivent au sein de nombreuses instances internationales commerciales et culturelles (Unesco, ISO…).»

Autres exemples de tension: le keşkek, un plat cérémoniel turc, fut inscrit en 2011 au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Colère chez les Arméniens, qui revendiquent l’authenticité du plat, qu’ils dénomment harissa et qui aurait été adopté ensuite sur le territoire turc.

Trois ans plus tard, c’est le match retour: le lavash arménien, une galette, rejoint la liste de l’Unesco, provoquant l’ire de la Turquie, ainsi que de l’Azerbaïdjan, l’Iran, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Ces pays exigent de partager la paternité de ce plat traditionnel… ce qui leur sera accordé deux ans plus tard.

Houmous et falafel (très disputés au Moyen-Orient), couscous (objet de toutes les concurrences mémorielles au Maghreb), ou encore expresso, qui déchire l’Italie du Nord et du Sud… Innombrables sont les exemples de tension gastro-diplomatique où, au lieu de rassembler, la nourriture divise.


Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Festival Histoire et Cité, organisé du 28 mars au 2 avril 2023.