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Heidi.news — On oppose toujours semences industrielles et semences paysannes. Ces deux systèmes sont-ils forcément incompatibles?
Fulya Batur — Il faut savoir que cette confrontation peut être très différente d’un pays à l’autre, en fonction du contexte socio-économique et culturel, parfois même géographique. En Afrique, en Amérique latine, en Asie ou même au sein de l’Union européenne, les liens et confrontations entre systèmes semenciers industriels et paysans sont différents.
Les systèmes semenciers paysans représenteraient 90% des semences échangées et cultivées dans le monde, mais le portrait est très différent en Europe. En Allemagne et dans la majorité des pays européens, la plupart des exploitations sont étendues et axées sur un modèle productiviste, convenant bien aux semences industrielles. Les paysans et agriculteurs (souvent biologiques) qui s’engagent dans la diversification et la conservation de semences, dans une dynamique plus sociale et communautaire, demeurent à la marge. Le paysage est fort différent en Roumanie par exemple, ou les exploitations sont plus petites et les paysans plus nombreux, ou encore dans les régions montagneuses.
Pourquoi ces régions particulièrement?
Dans ces zones, les surfaces d’exploitation sont plus petites, et les semences doivent être adaptées à des climats plus difficiles. C’est un marché peu attractif pour l’industrie semencière qui vise généralement des économies d’échelle. C’est au sein de ces marchés délaissés que sont développés et maintenus les systèmes de semences paysannes face à la force de frappe de l’industrie, portée par un cadre réglementaire ayant favorisé son essor. En tout cas en Europe.
Il s’agit de deux notions différentes, explique Fulya Batur. Le droit des semences regroupe toute la législation qui s’applique aux semences:
«Cet ensemble complexe de lois délimite comment quelqu’un peut utiliser, développer, cultiver, échanger ou conserver les semences en tant que ressources… C’est du droit objectif.»
Pour les droits aux semences, «on parle de droits humains, reconnus par l’ONU aux paysans et aux personnes des communautés rurales, sur les semences», explicite la juriste.
Et la chercheuse de souligner que ces deux notions présentent des points de convergence et de divergence. Par exemple, la propriétaire intellectuelle qui, entrerait en contradiction avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans, qui garantit «le droit de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre leurs semences de ferme ou matériel de multiplication».
Vous avez un exemple de dynamique différente?
Si on prend l’Asie du sud-est, comme l’Inde, le Vietnam… on n’est pas du tout dans ce modèle-là. Les paysans sont toujours en majorité, et l’industrie en minorité. L’équilibre de force est très différent.
Observe-t-on néanmoins une implantation croissante des semences industrielles dans ces pays?
Bien sûr. Il y a un changement de rapport de force, poussé par les Etats avec une importante industrie, comme l’Union européenne (UE) et la Suisse. Dans les négociations d’accord de libre-échange menées par ces deux acteurs, les propositions mises en avant vont toujours dans le sens de l’industrie semencière. Par exemple, l’UE demande toujours à ses partenaires commerciaux de rejoindre l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV). Même aux petits pays dépendants de 90% de l’agriculture paysanne et qui ne disposent quasiment pas d’industrie semencière. On pousse les petits pays comme les Philippines vers un modèle de semences industrielles, au détriment d’énormément de paysans.
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Je n’aime pas dire que les industriels sont des diables, c’est logique qu’ils développent des variétés uniformes qu’ils peuvent vendre au plus grand nombre. Mais il revient à l’État et aux politiques publiques d’analyser les effets de cette logique, de soutenir activement les systèmes semenciers paysans, et d’exiger des efforts pour conserver la diversité des cultures. Et pas uniquement dans des banques réfrigérées, ex situ, comme en Norvège, mais dans les champs et les jardins, in situ, pour que les semences maintiennent leur richesse socio-culturelle et s’adaptent au changement climatique.
Un élément à ajouter, pour finir?
On parle beaucoup de propriété intellectuelle, que ce soit les brevets ou les obtentions végétales, mais il existe de nombreux autres textes de loi qui freinent la réalisation des droits aux semences des paysans. Il est absolument nécessaire d’augmenter nos connaissances des systèmes semenciers paysans, pour pouvoir les entourer par un cadre législatif adéquat, les protégeant contre toute misappropriation (biopiraterie) ou contamination, reconnaissant leur contribution aux divers objectifs environnementaux (mais aussi sociaux) que les Etats se sont fixés, et leur permettant de se développer.
Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le festival foodculture days, qui se déroule à Vevey du 26 mai au 4 juin 2023.