Hausse des prix, marges, producteurs sous-payés: le patron de Migros répond aux critiques

Fabrice Zumbrunnen en conférence de presse le 28 mars 2023 à Zurich. | Keystone / Michael Buholzer

INTERVIEW. Le groupe Migros a dépassé les 30 milliards de chiffre d’affaires pour la première fois en 2022. Il consolide ainsi sa position de leader du commerce de détail en Suisse. Pourquoi, alors que les prix de l'alimentation augmentent et pèsent sur les ménages, ne pas revoir ses marges à la baisse? A la suite des révélations de Heidi.news, le directeur général du groupe Fabrice Zumbrunnen s’explique.

C’est sa dernière grande apparition publique comme patron de la Migros. Pendant ses cinq ans à la tête du numéro un de la distribution en Suisse, le Neuchâtelois Fabrice Zumbrunnen a transformé le groupe en investissant des milliards de francs dans sa numérisation et la modernisation de ses magasins.

Un mouvement de réformes abrégé par les coopératives régionales, qui l’ont poussé à démissionner l’automne passé. «J’ai mené les changements nécessaires aussi loin que je le pouvais dans le cadre des structures actuelles de Migros», résume-t-il. Une organisation calquée sur le modèle de la Confédération, pas toujours aussi agile qu’il le faudrait en ces temps agités. A son successeur de relever le défi. Mission impossible? Venu de Denner, le nouveau directeur général Mario Irminger aura fort à faire.

Dans l’interview qu’il nous a accordée, Fabrice Zumbrunnen revient aussi sur l’incompréhension du public face aux marges pratiquées par la grande distribution. Et sur le sentiment de trahison ressenti par les agriculteurs.

Heidi.news — On observe dans toute l’Europe une explosion des vols dans les grandes surfaces. Chez Migros aussi?

Fabrice Zumbrunnen — Oui, mais pas de manière aussi flagrante que dans les pays voisins. Nous avons d’ailleurs annoncé avoir mis des contrôles supplémentaires aux caisses, non pas de manière généralisée, mais quand ils s’imposent, selon les différents emplacements. Cette tendance s’explique sans doute en partie par l’actuelle poussée inflationniste.

L’augmentation des prix des produits alimentaires est supérieure à celle du taux d’inflation général, de 2,8% en moyenne annuelle. Pourquoi ne pas effacer ces hausses en réduisant vos marges?

Notre rentabilité est en recul, précisément parce que nous avons absorbé en 2022 une bonne partie de ces hausses comme le montrent les chiffres du commerce de détail, mais aussi ceux de l’industrie Migros. Rien que pour l’énergie et les matières premières utilisées pour les emballages, nous avons enregistré une augmentation de nos coûts de l’ordre de 250 millions de francs. Une augmentation que nous n’avons que partiellement répercutée sur les prix.

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Comme le révèle l’Observatoire des prix de l’alimentation de Heidi.news, qui prend en compte une vingtaine de produits courants, les hausses ont été de l’ordre de 7% chez Migros, 11% chez Coop et 6% chez Aldi…

C’est ce qui a été fait avec des marges sous pression depuis une année. Quant au renchérissement de l’ensemble des produits Migros, il se situe actuellement à 5%.

Des chiffres record malgré la crise

Grâce à une hausse de 4,2%, le chiffre d’affaires du groupe Migros s’est monté à 30,1 milliards de francs en 2022, dont 24,7 milliards dans le commerce de détail (-0,3%). Le bénéfice, lui, a reculé à 459 millions (contre 668 millions en 2021). Migros conforte aussi sa position de leader du commerce en ligne avec un chiffre d’affaires de 3,3 milliards.

  • Digitec Galaxus, qui représente la plus grande partie de ce montant, a augmenté ses ventes de 7,4%.

  • Mais la croissance record est enregistrée par Hotelplan (+123%) grâce à la reprise dans le domaine du voyage et des loisirs.

  • Les dix coopératives régionales et leurs sociétés filiales ont réalisé, elles, un chiffre d’affaires de 15, 9 milliards (-2%). Un recul qui nourrit d’ailleurs les discussions sur les réformes des structures Migros.

  • Les produits dits à valeur ajoutée écologique ou sociale enregistrent des ventes de 3,5 milliards. Et le bio des ventes de 1,3 milliards.

  • Dans le domaine de la santé, le groupe Medbase a atteint un chiffre d’affaires de 525 millions (+7%) et la société de fitness Movemi des rentrées de quelque 159 millions.

En 2022, Migros dans son ensemble à investi 1,6 milliard dans ses infrastructures, le développement de nouveaux produits et la baisse de ses émissions CO2. Sous le drapeau d’Engagement Migros, le groupe a consacré 156 millions à ses contributions à la société, dont 139 pour le seul Pour-cent culturel Migros.

Vous êtes entré chez Migros en 1996, l’année de lancement de M Budget et de ses baisses de prix de 15-25%, dans un climat économique alors particulièrement morose. Pourquoi ne pas vous inspirer de cette initiative marquante dans l’histoire du groupe?

L’éventail des produits M Budget s’est agrandi au fil des années avec des écarts de prix par rapport à la moyenne de l’offre qui restent dans ces proportions. Notre mission reste d’avoir le meilleur rapport qualité-prix pour l’ensemble des assortiments.  Le problème, c’est que personne n’achète que des articles M Budget. De même, personne n’achète que du bio. A titre personnel, j’achète d’ailleurs à la fois des produits M Budget et des produits Demeter. La tendance est au mélange et notre but est d’offrir le panier d’achat le plus avantageux possible.

«La valorisation du travail agricole doit faire l’objet d’un débat de fond»

En juin dernier, une enquête de Heidi.news et du Temps révélait que Migros et Coop enregistrent pour une tomme et un yoghourt produits par les Laiteries Réunies Genève des marges allant jusqu’à 96%. Des exemples extrêmes, certes, mais qui suscitent l’indignation et l'incompréhension la plus totale…

Je ne vais pas entrer dans une discussion technique sur les marges supposées d’un produit régional qui ne correspondent pas du tout à la réalité de notre assortiment. Mais je comprends les émotions déclenchées par ces exemples. De manière générale, la valorisation du travail agricole, pour lequel j’ai le plus grand respect, doit, en effet, faire l’objet d’un débat de fond.

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C’est-à-dire?

La marge, c’est ce qui reste une fois qu’on a valorisé la totalité de la matière première. Prenez l’exemple d’un cochon ou d’un boeuf: autrefois, on consommait jusqu’au dernier poil de la bête. Aujourd’hui, et je caricature volontairement, la demande se concentre sur les beaux morceaux. La marge peut paraître élevée quand vous regardez le prix d’un filet vendu en rayon et comparez avec le prix d’achat de la bête au producteur. Mais en réalité, le bénéfice de l’ensemble de la transformation est inférieur à 1,5%. Pour d’autres catégories de produits, la vente se fait à 40, 50, voire 60% sous forme de promotions. Difficile, donc, de baser le calcul de la marge sur le prix plein de quelques morceaux.

Que répondez-vous aux paysans qui se sentent trahis par la Migros, comme le montre par exemple une récente émission de Temps présent à la RTS?

Nous sommes des partenaires de l’agriculture sur le long terme à la fois en tant que transformateur, à travers nos industries, et en tant que détaillant. Ce que j’observe, c’est que les prestations de Migros se comparent avantageusement avec celles des autres acteurs du marché, si j’en crois ceux qui travaillent déjà avec nous et ceux qui souhaiteraient le faire à l’avenir — il y a une file d’attente, je peux vous l’assurer. Cela dit, chacun a le droit d’exprimer son avis.

«Nous avons simplement voulu corriger certaines erreurs»

Le Blick a fait état des interventions de Migros afin que le rapport du surveillant des prix consacré aux marges de la grande distribution sur les produits bio soit édulcoré. Pourquoi ces pressions?

Le surveillant des prix devait déterminer si la grande distribution pratique, oui ou non, des marges plus importantes sur les produits bios que sur les produits conventionnels. Sa conclusion mérite d’être soulignée: il n’y en a pas. Nous avons simplement voulu corriger certaines erreurs ou imprécisions du rapport de Monsieur Prix, qui jouit d’une grande autorité, pour éviter précisément de répondre constamment à des questions comme celle que vous posez. Un objectif que, de toute évidence, nous n’ avons pas pleinement atteint.

Le même Stefan Meierhans mentionnait le lien entre le niveau des prix et une situation de quasi duopole sur le marché du commerce de détail. Un cas unique en Europe…

Si le responsable de la Surveillance des prix a rassemblé des éléments qui montrent qu’il y a distorsion de la concurrence sur le marché du commerce de détail, il se doit de le signaler à la Commission fédérale de la concurrence (Comco) qui s’en occupera volontiers. Je suis fier, aujourd’hui, de pouvoir montrer que nous avons crû ces cinq dernières années de 13%, alors que le reste du marché a progressé de 8%. Avec 22% de parts de marché, nous restons donc le numéro un du commerce de détail. Mais parler de duopole dans ces conditions pose tout de même un problème de définition.

Vous avez rejoint Migros il y a 26 ans. Quel a été LE changement déterminant de ce dernier quart de siècle?

Longtemps, le commerce de détail a été stable, sans évolution notable de ses modèles d’affaires. Avec la digitalisation, nous avons assisté à une formidable accélération du changement et à une multiplication des canaux de vente pour l’alimentaire comme pour le non-alimentaire. Malgré l’arrivée de grands groupes étrangers, comme Ikea, et plus récemment les hard discounters, nous avons réussi à nous développer en tant que groupe. Ce qui a impliqué d’immenses investissements dans la technologie et la logistique, notamment ces cinq dernières années. Un développement que j’ai piloté et que nous avons mené avec succès.

«Nous avons doublé notre chiffre d’affaires online ces cinq dernières années»

J’imagine que la perspective de voir Amazon débarquer en Suisse vous a fait passer quelques nuits blanches…

Tous les grands acteurs internationaux nous ont poussés à nous questionner sur nos forces, nos faiblesses, nos avantages comparatifs. Nous avons doublé notre chiffre d’affaires online ces cinq dernières années avec Digitec Galaxus et Migros online, mais nous avons aussi assez rapidement décidé qu’il fallait aller à l’international pour atteindre une certaine taille critique. D’où notre expansion en Allemagne et en France. En revanche, nous nous sommes séparés de Globus parce que nous n’avions pas la possibilité de proposer aux grandes marques internationales, représentées par cette enseigne haut de gamme, des emplacements de choix à Zurich, Genève, Londres, Berlin ou  Milan…

La Banque Migros a encore une fois contribué de manière décisive aux résultats financiers de l’ensemble du groupe et compense ainsi la faible rentabilité du commerce de détail. Dans quelle mesure?

Là aussi, c’est un motif de fierté. Le bilan de la banque est passé en cinq ans de 43 à 57 milliards de francs. Migros Bank a réussi l’année passée à atteindre le million de clients, dont 200'000 nouveaux clientes et clients grâce au lancement de la carte de crédit Cumulus. Et cela en observant une politique de risque très raisonnable. Le but n’a jamais été de croître à tout prix. L’apport de la Banque Migros au bénéfice du groupe est d’environ 40%.

Profitez-vous des déboires de Credit Suisse?

La progression de la Banque Migros ne date pas d’hier. Mais nous observons en effet des mouvements importants, je ne vais pas le cacher. Reste à savoir ce qu’il en restera dans six mois, une fois la phase émotionnelle passée.

La santé est devenue grâce à vous un pilier stratégique de la Migros. Dans quelles circonstances?

La santé a longtemps été liée à la nourriture saine, aux loisirs et au sport. Avec un accent fort mis sur la prévention. Nous avons, un peu par hasard, développé les services de physiothérapie en investissant dans Medbase, puis en nous étendant dans la médecine ambulatoire. Avec l’intégration de la pharmacie en ligne Zur Rose, dont nous venons de racheter les activités en Suisse, nous aurons en six ans à peine multiplié par dix notre chiffre d’affaires dans un domaine porteur, mais qui correspond aussi aux statuts de la Migros. Notre ambition est ainsi de contribuer au bien-être de la population et à la baisse des coûts de la santé. Et donc de lutter par ce biais contre l’îlot de cherté helvétique.