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La figure même du Russe, me suis-je dit en voyant pour la première – et dernière – fois Andreï Proshakov sur mon écran. Un visage grave et fermé, avec une pointe d’humour et une silhouette qui laisse deviner une carrure d’agriculteur qui en a vu, des saisons. Cette rencontre fut l’une des plus marquantes de 2022, et probablement de ma – courte – carrière journalistique.
Lire ou relire l’article: Un agriculteur russe témoigne: «Voir des chars dans les champs ukrainiens me fend le cœur»
Marquante d’abord par les mots, poignants, que cet agriculteur russe m’a confiés, en me racontant son histoire, sa famille brisée et sa stupeur face à un événement qui replongeait son pays et ses tripes dans l’une des plus sombres périodes de son histoire. Marquante, aussi, par ma prise de conscience aigüe, avant même d’écrire les premières lettres engageant un échange épistolaire avec cet homme, de ma responsabilité de journaliste envers un potentiel témoin à préserver – et de la nécessaire vigilance qui m’incombait. Un sentiment qui peut paraître banal ou naïf aux yeux de grands journalistes d’investigation.
L’idée. Contacter Andreï est né de l’idée de rédiger un témoignage croisé entre un agriculteur russe et un producteur ukrainien. Après quelques recherches, je repère deux profils, dont un agriculteur qui vit en Ukraine mais avec qui, malgré plusieurs sollicitations, je n’ai jamais réussi à parler. J’avais compris qu’Andreï était une personnalité publique locale, mais sans savoir si elle était proche du gouvernement. Sa position au sujet de l’invasion de l’Ukraine était d’abord, sans trop de surprise, équivoque, et ne deviendra claire que lorsque nous utiliserons l’application de messagerie instantanée Signal, cryptée de bout en bout.
Le vertige. Il me faudra un bon mois avant de me retrouver devant mon écran face à ce cinquantenaire (qui permettra au passage de confirmer l’identité de mon interlocuteur épistolaire) avec son épouse et leur fils qui, polis, me font signe.
Une de mes anciennes colocataires, de nationalité russe et traductrice résidant en Allemagne, s’active pendant plus d’une heure à faire le relais entre deux étrangers qui se dévisagent avec patience et curiosité dans une mélodie de mots dont aucun ne saisit les notes. Il y avait quelque chose de vertigineux dans le fait de discuter de l’événement dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom avec cet homme cultivé et engagé, autant qu’il soit simplement possible, grâce à Internet et les réseaux sociaux, de réaliser cet entretien.
Le dilemme. La visio terminée, il me fallut réatterrir dans la rédaction ouverte d’Heidi.news, à Genève. Puis rédiger le témoignage, recomposant les messages et paroles d’Andreï, avec l’aval de mon amie traductrice, afin de constituer une synthèse concise et fidèle. Lors de la relecture, vint pour Andreï et son épouse le dilemme: fallait-il garder les détails qui permettraient peut-être de les reconnaître? «Nous devons décider ce qui est désormais le plus important: dire la vérité ou protéger l’anonymat?» m’avait écrit sa femme en anglais. Après quelques jours de réflexion, ils actèrent leur choix: «Nous ne pouvons garder le silence pour toujours.»
L’inquiétude. Depuis, j’ai régulièrement échangé avec l’épouse d’Andreï, au sujet de leur famille à Kharkov, la plantation de pommes de terre en cours, l’avancée de l’édition de ses nouvelles et les prix de littérature en Ukraine. Mon dernier message date d’il y a quelques jours. L’icône Signal adjacente en bas du message indique qu’il n’a pas encore été reçu par le destinataire. J’espère qu’ils vont bien.