La Suisse laboure-t-elle beaucoup (trop)?

Un lecteur nous pose la question de l'usage du labour profond dans les cultures traditionnelles suisses, et des dégâts générés dans le sol. Réponse.

Un agriculteur passe la herse dans un champ avec son tracteur le jeudi 15 avril 2021 a Grancy dans la campagne vaudoise | Keystone / Jean-Christophe Bott

Suite à la publication de notre fact-checking sur les propos d’Erik Fyrwald, patron de Syngenta sur le bio, un lecteur nous adresse ce message (un peu résumé):

«Vous accréditez le fait que l’agriculture bio a recours au labour, ce qui est vrai! Mais il serait intéressant de connaître le pourcentage des surfaces de cultures traditionnelles qui ont recours au labour (…).

Par ailleurs, il semble que les sols exploités «traditionnellement» (culture intensive avec labour profond) ont provoqué une perte importante de substance organique dans le sol, qui dans certaines situations ont généré une diminution de la production agricole, non compensable par l’apport d’engrais minéraux, car la perte de qualité de vie du sol ne permettrait plus leur absorption complète par les plantes.»

La réponse de Nina Schretr, journaliste alimentation. Cher lecteur, merci pour vos remarques – très pointues!

Commençons par la première, sur le pourcentage des surfaces de cultures traditionnelles ayant recours au labour. Cela tombe bien, l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) dispose de quelques chiffres, puisqu’il verse des contributions aux agriculteurs qui se passent de labour ou pratiquent un labour peu profond, afin de préserver les sols.

En 2019 – ce sont les chiffres les plus récents que j’ai trouvés –, les techniques de préservation des sols représentaient 32% des terres ouvertes (les cultures de céréales, légumes, baies qui font l’objet d’une rotation) et 22% des terres assolées (les terres ouvertes plus les prairies artificielles).

On peut en déduire que le labour profond (généralement entre 20 et 30cm de profondeur), est pratiqué sur environ 68% des terres ouvertes et 88% des terres assolées, soit la très large majorité.

Dans l’idéal, il faudrait pouvoir comparer agricultures traditionnelle et biologique sur ce point. Mais impossible de mettre la main sur ces chiffres, que ce soit de la part de l’OFAG ou du FiBL, l’Institut de recherche de l'agriculture biologique. Il semble qu’ils n’existent pas.

On peut quand même affirmer sans risque que le labour profond est plus fréquent dans le bio:

  • Cultiver en bio nécessite de se passer de pesticides. Pour se débarrasser des mauvaises herbes et maintenir un rendement acceptable, les agriculteurs les enfouissent dans le sol, d’où la nécessité de labourer. (D’après l’OFAG, seules 13% des surfaces se passent à la fois d’herbicide et de labour.)

  • «Dire que le bio laboure plus est juste», nous indiquait déjà Raphaël Charles, chef du département romand du FiBL, dans notre article initial.

Culture intensive + labour = perte de substance organique dans le sol?

Venons-en maintenant à votre seconde remarque, que je me suis permise de reformuler:

«La culture intensive avec labour profond a provoqué une perte importante de substance organique, de qualité de vie du sol et de production, que les engrais minéraux ne peuvent compenser.»

A nouveau, pardonnez une explication un peu longue… mais pour ma défense, il y a beaucoup de critères dans votre assertion!

J’imagine que par «culture intensive», vous évoquez la monoculture. Déjà, un peu d’autocongratulation ne fait pas de mal: la Suisse est une très bonne élève en matière de rotation des cultures. «Il n’y a guère d’autre pays en Europe où autant de cultures différentes se succèdent sur les mêmes parcelles qu’en Suisse», se félicite l’Agroscope.

Ce qui ressort de plusieurs études, dont une parue dans Science Advances à laquelle l’Agroscope a participé, c’est qu’un assolement diversifié – la rotation des cultures – et une couverture végétale permanente préservent bien le sol et améliorent sa qualité, en comparaison avec des monocultures qui se retrouvent «nues» après la récolte.

Néanmoins, la diversité n’est pas toujours associée à une hausse des productions. Certaines études mettent même en évidence des baisses. D’après une autre étude de l’Agroscope publiée dans Nature Food, le rendement serait plus directement impacté par la couverture végétale que par la diversité des cultures — même si cette dernière reste essentielle pour la vie du sol.

La balance bénéfices/risques du labour

Continuons de creuser le sujet, pour en venir au labour profond. Vous avez raison, celui-ci pose problème à plusieurs niveaux. Andreas Fliessbach est co-directeur du groupe de recherche «Fertilité du sol & climat» au FiBL. Il m’explique:

«Le travail du sol nécessite de l’énergie (fossile, ndlr.) et perturbe la stratification naturelle du sol: la matière organique (les résidus de récolte et de plantes, ndlr.), qui s’accumule naturellement à la surface du sol, dans l’humus, est désorganisée. Alors que cette couche protège contre l’érosion du sol et augmente la capacité de stockage de l’eau.»

Attention toutefois à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain: «Le labour profond peut être utile dans le cas des sols sableux pour augmenter la présence de matière organique dans le sol.» Ce type de sol est pauvre en argile, qui fixe l’humus – la forme stable de la matière organique – et le stabilise dans le sol. Enfouir les résidus de récolte augmente ainsi la capacité de rétention d’eau et accélère la dégradation de la matière organique en carbone et azote, ajoute le chercheur.

Ce cas de figure à part, il y a un certain consensus sur la nécessité d’abandonner le labour profond en faveur de labours plus légers… sans l’abandonner complètement dans la plupart des cas. «Le labour permet d’aérer et d’homogénéiser le sol, de minéraliser la matière organique fraîche (les résidus de récolte et de plantes, ndlr.) afin de pouvoir mobiliser les éléments nutritifs», partage Andreas Fliessbach. Et le chercheur d’ajouter:

«Les expérimentations que nous avons menées au FiBL tendent à démontrer que pour les exploitations bio en rotation avec une prairie artificielle, le labour peut être utile de temps en temps, pour permet de détruire la biomasse avant de semer la prochaine culture. Deux passages de labours sur une phase de six ans est avantageux, également pour le désherbage.»

Quant à l’usage d’engrais minéraux – c’est-à-dire de synthèse – s’ils «augmentent les rendements», souligne notre interlocuteur, ils n’apportent pas de matière organique au sol. Ils ont d’ailleurs tendance à acidifier le sol, donc le fragiliser et le rendre plus sensible à l’érosion – au point que certains épandent de la chaux afin d’alcaliniser les champs.

Pas une agriculture durable et productive. S’il faut retenir une chose, c’est celle-ci: il n’existe pas une pratique agricole durable et productive. L’usage du pluriel est de rigueur. Les bonnes pratiques varient selon la zone géographique, le sol, les espèces cultivées… «Il y a toujours plusieurs réponses, ce n’est pas une seule technique qui peut sauver l’agriculture, seulement une combinaison balancée», conclut Andreas Fliessbach.

Les techniques de préservation des sols

Il est possible de travailler la terre sans pratiquer de labour profond, soit en creusant sur une moindre profondeur, soit en abandonnant tout retournement de terre. Trois techniques possibles, dans cette agriculture de conservation:

  • le semis direct: dépôt des graines dans un sol non travaillé, souvent recouvert de végétaux, «avec une proportion de la surface du sol travaillée de maximum de 25%», précise l’OFAG.

  • le semis en bande, avec une profondeur maximale de 20 cm. La moitié de la surface agricole est travaillée.

  • le semis sous litière: le travail du sol est superficiel et sans retournement.

*Article modifié le 22 décembre pour corriger la profondeur du travail du sol avec le labour profond.