Des données d’intérêt public
Dans le commerce de détail, les marges des grandes enseignes sont un secret bien gardé. S’y ajoute, dans le domaine alimentaire, une concentration unique en Europe: les deux géants oranges se partagent 76,8% de la consommation suisse, pour 22,9 milliards de francs en 2020, selon l’Office fédéral de l’agriculture. Les discounters, comme Lidl et Aldi, ou les épiceries, se répartissent le solde. A elle seule, Migros écoule 20% de la production agricole du pays.
Début avril, les serveurs des LRG ont été piratés et certaines données ont été diffusées sur le Darknet. Heidi.news et Le Temps ont choisi d’en révéler une infime partie, en raison de l’intérêt public qu’elles revêtent; elles lèvent une partie du voile sur les marges des grands distributeurs, comme Migros et Coop. Et mettent en évidence le déséquilibre entre ces marges, les plus élevées d’Europe, et la situation précaire des producteurs de lait, qui produisent à perte et ne survivent que grâce aux subventions - c’est-à-dire nos impôts. Car tel que fixé, le prix du lait ne couvre pas les coûts de production. Chaque année depuis vingt ans, le nombre d'exploitations diminue.
Lire aussi: ENQUETE - Prix du lait: Marges grasses pour Coop et Migros, vaches maigres pour les paysans
D’après Stefan Meierhans, le «M. Prix» de la Confédération, «s'intéresser aux marges réalisées dans le secteur alimentaire revêt un intérêt public prépondérant. Car si les Suisses y consacrent une part modeste de leur budget (6,4%, ndlr.), la nourriture reste un poste important pour les moins fortunés». Ses services mènent en ce moment une enquête sur les prix et les marges du secteur en lien avec la vente de produits bio. Une transparence d’autant plus justifiée en période d’inflation, estime Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la Fédération romande des consommateurs.
Des marges «très disproportionnées»
C’est ce que pense aussi Anastasia Li, directrice de Promarca, une association qui regroupe 104 marques clientes de la grande distribution, dont un tiers touchent aux produits laitiers, comme le fromager Emmi: «A ma connaissance, de telles informations n'ont jamais été publiées officiellement. Il est important que les médias évoquent les marges de la distribution.» Sondés chaque année, ses membres estiment à une nette majorité que les marges de Migros et Coop sont «disproportionnées», voire «très disproportionnées».
A partir des données des LRG, nous avons analysé 77 produits vendus sur les étals des grandes enseignes. Résultat: les marges brutes, calculées à partir du prix d’achat*, atteignent en moyenne 57% chez Coop, 46% chez Migros, 35% chez Aligro et 34% à Manor. Pour parvenir à ces pourcentages, nous avons comparé le prix auquel les distributeurs achètent les produits aux LRG aux prix de vente dans leurs magasins. Une telle démarche a été possible parce que les données concernent les prix actuels, tels que négociés entre mars et avril notamment. Les détaillants commercialisant moins de 10 produits, comme Denner ou Volg, ont été exclus de l’échantillon. La comparaison des marges est limitée par le fait que le panier de produits n’est pas identique entre les détaillants. Il s’agit enfin de marges brutes, qui mesurent la différence entre le prix d’achat et le prix de vente sans tenir compte des coûts. Selon les experts consultés, ce critère reste le plus pertinent pour comparer les distributeurs.
92% sur le yogourt Sojasun!
En fonction des stratégies commerciales, un même produit peut être vendu à un prix bien différent. Grâce à un contrat de licence conclu avec le groupe français Triballat Noyal, les LRG achètent le paquet de quatre Sojasun à la myrtille pour 1,21 franc. Il est aussitôt revendu 1,70 franc à Coop qui le facture 3,35 francs au consommateur, empochant au passage une marge de 92%, toujours calculée à partir du prix d’achat*. A l’inverse, Aligro réalise une marge inférieure de moitié, proposant à sa clientèle une meilleure offre sur un produit acquis plus cher. Manor achète encore plus cher mais propose aussi un prix inférieur à celui de Coop.
Dans la même veine, Migros obtient ses flans Tam-Tam au chocolat suisse meilleur marché que Coop, mais les revend plus chers, pour une marge de 58%, contre 39% chez son grand concurrent. Revenons à l’emblématique tomme vaudoise du crémier, produite par les LRG et qu’il est difficile de rater dans les rayons des deux géants suisses de la distribution. Sur ce produit, Migros et Coop s’octroient une marge similaire, de plus de 66% - une performance commerciale à faire pâlir d’envie les marchés financiers. Cette tomme et ses 45% de matières grasses est en vente 25 centimes meilleur marché à la Migros, mais cette dernière parvient à l’acquérir à moindre prix auprès des Laiteries réunies. Un signe de sa puissance sur le marché?
Lire aussi: OPINION – Lorsque nos impôts financent les marges de Coop et Migros
Sollicités, Migros et Coop disent ne pas être en mesure de commenter les informations émanant des LRG. «Migros ne communique pas sur ses marges», précise son porte-parole, Tristan Cerf, soulignant que cela reviendrait à demander ses sources à un journaliste. Il ajoute que «l’assertion selon laquelle les marges du commerce de détail en Suisse seraient élevées est injustifiée». La Fédération des coopératives Migros n’a pas vocation à «maximiser le profit» et renvoie à son rapport annuel, précisant qu’avec une «rentabilité aussi basse, nous ne ferions pas long en bourse». Manor n’a pas souhaité commenter nos informations et Aligro n’a donné aucune suite.
Consommateur impuissant
Ces marges sur les produits laitiers sont pourtant, en moyenne, bien supérieures à celles des concurrents français de Migros et Coop, même en tenant compte du fait que nos calculs se fondent sur le prix d’achat*. Pour une gamme de produits similaires, l’Observatoire français de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, rattaché au Ministère de l’économie, a relevé en 2020 des marges comprises entre 19% et 34%.
«Une marge d’environ 25% devrait suffire pour les produits laitiers», estime Mark Froelicher, co-fondateur d'eXMAR, une société vaudoise qui aide les PME à commercialiser leurs produits, notamment laitiers. Il relève qu’en Suisse, «le consommateur est assez impuissant. Il n'y a pas vraiment d’alternatives à la puissance de Migros et Coop, qui n'ont pas intérêt à réduire leurs marges dans ce contexte». A l’inverse, les deux détaillants avancent que le secteur est soumis à une concurrence «acharnée» ou «intense», surtout en Suisse romande en raison du tourisme d’achat.
En Europe, des marges bien inférieures
A l’échelle du groupe, Migros enregistre une marge brute de 39% en 2021. C’est tout simplement le double de celle du géant français Carrefour, selon une étude de Promarca basée sur les années 2006-2015. Coop fait un peu moins bien avec 32%, ce qui reste une prouesse: ces marges sont trois fois supérieures à celles de l’allemand Edeka et ses 11’114 points de vente. .
Tout cela fait dire à Anastasia Li qu’«en Europe, les marges sont proches. Seule la Suisse sort du lot», pointant une concentration parmi les plus élevées au monde. «Si une société réalise une marge adéquate dans un secteur concurrentiel, applaudissons des deux mains. En Suisse, on ne peut pas dire qu'il en soit ainsi dans le domaine alimentaire. La grande distribution est en mesure d'exercer une pression importante sur ses fournisseurs», observe-t-elle. Son contre-exemple? Le marché de l’électronique. Soumis à une forte concurrence, ces produits sont moins chers en Suisse qu’en Europe.
Spécialiste du lait au sein du syndicat Uniterre, Berthe Darras explique que cette situation affecte toute la chaîne de valeur: «Les distributeurs exercent une énorme pression sur les transformateurs, qui la répercutent sur les producteurs.»
Existe-t-il néanmoins, dans ce petit marché suisse, des paramètres qui justifieraient des marges plus élevées? Plutôt que de marges, Coop préfère parler de prix et avance que les différences avec l’étranger s’expliquent par les coûts salariaux et immobiliers, par la politique agricole protectionniste et la structure des groupes. En effet, Migros et Coop sont intégrés verticalement, actifs de la transformation à la vente. Tous deux disent offrir des «prix équitables» à leurs fournisseurs. Migros ajoute qu’elle continuera de «rogner» ses marges à l’avenir, ayant déjà baissé ses prix de 500 millions de francs lors des trois dernières années.
- * Précision
Suite à la parution de cet article, la rédaction tient à fournir une précision spontanée quant à la façon dont les marges brutes ont été calculées. Il n’existe pas de règle comptable officielle pour calculer de telles marges.
Dans le commerce de détail, la pratique comptable se fonde sur le prix de vente final. Dès lors, pour prendre un exemple fictif, si Migros achète un produit à deux francs et le revend à trois, sa marge brute sera de un franc, soit 33%. Pour notre part, nous avons calculé à partir du prix d’achat, ce qui donne, sur le base du même exemple, une marge brute de 50%. Selon plusieurs experts consultés, les deux méthodes sont valides et se valent. Nous avons ajouté cette précision dans l'articles ci-dessus.
Nous avons aussi précisé que les comparaisons entre les marges calculées à partir de nos produits et celles que Migros et Coop réalisent à l’échelle de leur groupe respectif ne sont qu’indicatives, puisque la méthode de calcul diffère. Il en va de même pour les comparaisons effectuées sur une gamme de produits laitiers vendus par des distributeurs français, qui se basent également sur le prix de vente. A noter qu’en tenant compte de cette divergence, les marges de Migros et Coop demeurent plus élevées que celles des distributeurs français. On rappellera enfin que les marges de groupe réalisées par Migros et Coop sont plus élevées que celles de leurs homologues étrangers, alors que leur méthode de calcul est identique.