Dans les Préalpes fribourgeoises, où l'on réinvente l’agriculture avec une plante oubliée

La récolte des minuscules graines de la cameline implique un travail considérable et nécessite beaucoup de doigté. | Aide suisse à la montagne / Yannick Andrea

La discrète caméline fait son retour en terre helvète et révolutionne la ferme de Jean-Marc Pittet. Soutenu par l’Aide suisse à la Montagne, ce cultivateur fribourgeois a repensé tout le modèle de son exploitation, pour miser sur le circuit court et la diversification.

La caméline est vaillante, sous ses airs de graminée fragile. Cette plante oubliée en train de réapparaître dans les champs suisses. Comme à Villarlod, dans la Sarine, où Jean-Marc Pittet la cultive pour en faire de l’huile.

«Elle a réussi à germer en plein hiver, dans le milieu le plus hostile, c’est bien la preuve de sa robustesse!»

Cette minuscule graine, discrète mais coriace, a poussé jusque dans la cour de la ferme. Une des raisons pour lesquelles l’agriculteur a eu un coup de cœur. Mais elle n’est pas que robuste et bien adaptée à la région: elle a aussi créé une petite révolution dans l’exploitation fribourgeoise.

Pourquoi on en parle. La ferme de Jean-Marc Pittet fait partie des projets soutenus par l’Aide suisse à la montagne (ASM). La fondation encourage l’entrepreneuriat innovant pour faire vivre économiquement les régions de montagne. L’exploitation de Villarlod entre parfaitement dans ce cadre.

En remettant à l’avant de la scène des plantes oubliées, comme la caméline, l’agriculteur a dû créer toute une chaîne de production, de la récolte au conditionnement, et travailler avec des artisans locaux pour la transformation (minotiers, boulangers…). Entre circuit court et vente directe, l’exploitation est devenue un bel exemple d’économie circulaire et d’agroécologie.

Une graine ancestrale qui revient au goût du jour. La caméline, cette brassicacée, avait disparu des écrans radars depuis de nombreuses années, avant que des chercheurs des hautes écoles de Zollikofen et Changins ne s’y intéressent, dès 2009, en association avec quelques agriculteurs audacieux — dont Jean-Marc Pittet.

Camelina sativa est pourtant cultivée depuis 3000 ans au moins en Europe. Son origine remonterait aux Celtes: ses graines produisent une des plus anciennes huiles alimentaires, la plante étant aussi utilisée comme fourrage, paille pour les toits ou combustible. Vers la fin du 19e siècle, sa culture disparaît toutefois au profit du lin, utilisé dans l’industrie textile, puis du colza.

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La délicate caméline convient bien à la méthode des cultures associées, par exemple avec des petits pois. | Aide suisse à la montagne / Yannick Andrea

Ses propriétés nutritionnelles et sa robustesse lui valent d’être redécouverte depuis peu en Allemagne et en Suisse. Riche en vitamine E, en oméga 3 et en antioxydants, la caméline est appréciée en gastronomie. Considérée par certains comme un alicament, elle intéresse aussi l’industrie cosmétique et l’aéronautique, comme possible biocarburant.

Se diversifier et redonner vie à des cultures anciennes. Depuis qu’il a repris l’exploitation familiale de Villarlod en 1991 — seize hectares au pied du Mont Gibloux, à 800 mètres d’altitude —, Jean-Marc Pittet a tout changé ou presque. Il a obtenu la certification bio en 2000, et les vaches laitières ont laissé place à une exploitation diversifiée misant sur la vente directe, en circuit court.

Avec trois voisins, il redonne vie à des cultures anciennes: la caméline, bien sûr, mais aussi la moutarde (jaune ou noire), le quinoa, le sarrasin, le millet, le chanvre, l’orge brassicole…

S’y ajoutent plusieurs légumineuses de grand intérêt, des pois chiches au lupin en passant par les lentilles, ainsi que quelques poules pondeuses, vaches limousines et moutons.

Un pas vers l’économie circulaire. Toute cette variété implique des besoins d’infrastructures spécifiques. Il a fallu améliorer les processus de tri, d’éviction des mauvaises herbes et de décorticage des céréales.

  • Les machines habituelles ne sont pas calibrées pour les minuscules graines de caméline et les adventices qui les accompagnent. Avec deux autres agriculteurs, Jean-Marc Pittet a créé sa propre infrastructure de tri et de conditionnement, qui peut gérer aussi bien la caméline que les lentilles de son voisin. De quoi répartir les coûts et l’achat de matériel entre agriculteurs, tout en favorisant la mise en commun des compétences et du savoir-faire.

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Jean-Marc Pittet devant le trieur séparateur à tambour équipé de différents cribles qui va séparer les graines des deux, voire trois cultures associées en une seule étape. | Aide suisse à la montagne / Yannick Andrea

  • Une fois récoltées, les céréales sont transformées par des artisans de la région. L’agriculteur travaille notamment avec des boulangers qui apprécient ses anciennes variétés de blé.

  • La caméline, quant à elle, est pressée au moulin de Sévery, ses graines se retrouvant aussi dans les bricelets préparés par Béatrice, l’épouse de Jean-Marc, du savon ou même un fromage local, de type vacherin fribourgeois.

  • Une fois triées, les graines de caméline, couleur miel doré au goût très vif, sont délicatement pressées à froid. Résultat: une saveur d’asperge, un petit goût vert et vif qui font «merveille sur le carpaccio de chevreuil» du restaurant gastronomique Le Pérolles, relève avec fierté Jean-Marc Pittet.

Des cultures en symbiose. Une des particularités de la caméline tient à son association avec des protéagineux. Après plusieurs essais, le pois fourrager s’est révélé le meilleur faire-valoir de la petite graine, note l’agriculteur.

«C’est un de ses aspects les plus fascinants. La caméline pousse en quelque sorte en symbiose avec les pois fourragers, voire les lentilles. L’idée est de faire un tapis protecteur contre les adventices. A l’inverse, la caméline fait office de tuteur pour les légumineuses.»

En termes de culture, elle se contente de sols ingrats.

«Si la terre est trop riche, d’autres plantes vont se développer à son détriment.»

La principale contrainte est la rotation des cultures, en principe de sept ans. Après quoi, tout repose sur la météo et le réglage des machines.

«Au moment de la récolte, il s’agira de faire un travail minutieux avec une batteuse de quinze tonnes et deux espèces aussi différentes que le pois et la minuscule caméline.»

L'Aide suisse à la montagne (ASM)

Depuis 1943, la fondation, financée par des dons, se bat pour éviter l’exode rural, créer des emplois et améliorer les conditions de vie des montagnards.

«Avec des implantations isolées, des surfaces escarpées et une saison plus courte qu’en plaine, l’agriculture de montagne se bat depuis toujours pour sa survie», souligne la fondation.

A l’instar de Jean-Marc Pittet, les agriculteurs des régions de montagne sont souvent de véritables entrepreneurs, amenés à trouver des solutions créatives.

«[Il faut] être passionné et faire preuve de courage pour adapter [son] exploitations avec des solutions d’avenir, quitte à se réorienter complètement», indique la fondation. Ce thème de l’entrepreneuriat est au centre de la campagne de collecte de fonds de l'ASM en ce début d’année.

En 2022, les dons et legs reçus par l’ASM, de quelque 59’000 donateurs, ont dépassé 38 millions de francs. La même année, 474 projets de natures très diverses ont été soutenus, pour un total de 24,5 millions de francs.