«Cette grippe aviaire va à rebours des postulats scientifiques»
Depuis deux ans, les cas de grippe aviaire explosent dans les élevages, et les meilleurs spécialistes s'avouent surpris. Pour juguler ce tsunami viral, il va falloir revoir la panoplie de mesures en vigueur.
«Ce qui se passe ici n’a pas été anticipé. On n’imaginait pas une telle explosion, une telle diffusion des virus». Jean-Luc Guérin ne mâche pas ses mots. Pourtant, il en a vu d’autres: spécialiste de virologie aviaire depuis plus de deux décennies, il est directeur du laboratoire Interactions hôtes-agents pathogènes (IHAP) rattaché à l’école vétérinaire de Toulouse. Une région qui, comme partout dans le monde, connaît des niveaux inédits de grippe aviaire depuis deux ans. D’où la perplexité des experts.
Maladie commune, épizootie exceptionnelle. Identifiée pour la première fois en 1878 en Italie, la grippe aviaire est une maladie qui génère des épizooties (des épidémies chez les animaux) très commune chez les oiseaux. A l’instar de la grippe humaine, aussi provoquée par un virus de type influenza, elle connaît chaque automne une résurgence dans les élevages avicoles et les populations d’oiseaux sauvages.
Mais voilà, depuis 2021, le nombre de foyers et de cas de l’épizootie (l’épidémie chez les animaux) explosent. 76 pays sont touchés. Le virus a continué de circuler durant l’été 2022, un phénomène inédit. Au point que certains préfèrent le terme de panzootie à celui d’épidémie. «Cette grippe aviaire a surpris la communauté scientifique, car elle va à rebours de plusieurs postulats établis depuis des années», confie le chercheur toulousain.
Un nombre de cas et de pays records
Le monde fait face à la plus importante épizootie de grippe aviaire «que nous ayons vue dans l'histoire», s’inquiétait en début d’année Ian Brown, président du réseau scientifique conjoint de l’OMS et de la FAO sur le sujet. Seule l’Océanie et l’Antarctique sont, pour l’instant, épargnés.
Une hécatombe. Depuis octobre 2021, à l’échelle mondiale, environ 47 millions de cas ont été enregistrés chez des oiseaux d’élevage, dont 20 millions sont décédés, selon les données fournies par l’Organisation mondiale de la santé animale (WOAH). Ces données ne comptent pas les millions d’animaux abattus – on parle de «dépeuplement préventif» – quand le virus est détecté dans une exploitation. En tout, 287 millions d’individus sont décédés.
En Suisse, une centaine de cas de mouettes et goélands infectés ont été recensés, et un troisième cas dans un élevage avicole au début du mois de mars 2023, à Fehraltorf (ZH).
Le responsable? Il s’agit d’un virus qui appartient au clade 2.3.4.4b – une branche génétique de la grande famille des virus influenza aviaires, apparue en 2016 en Asie. «Parler d’un seul virus est impropre», précise Jean-Luc Guérin. Qui explique:
«Il y a une dizaine de réassortants (variants créés par recombinaison entre deux autres virus, ndlr.) qui circulent en Europe, parmi le clade 2.3.4.4b. C’est une branche récente de l’arbre généalogique, après des brassages génétiques dans tous les sens.»
Parmi les virus du clade 2.3.4.4b, le H5N1 est responsable de la majorité des cas, devant les H5N4, H5N2, H5N5, ou encore le H5N8, qui était dominant durant la première partie de l’épizootie, jusqu’en 2021.
Une implantation dans la faune sauvage
Quand on parle de grippe aviaire, les volailles domestiques sont en première ligne. Dans l’épizootie actuelle, la liste des espèces touchées n’a cessé de s’allonger depuis 2021. Soixante mille oiseaux sauvages infectés ont été retrouvés (morts), selon les données de la WOAH, qui reposent sur les notifications des pays, mais restent probablement très en deçà de la réalité.
Parmi les animaux touchés, des mouettes, sternes, foulques, oies sauvages, rapaces et échassiers.
Voyage à dos d’oie sauvage. Les oiseaux migrateurs sont le principal véhicule des virus influenza. C’est ainsi qu’en 2021, le H5N1 2.3.4.4b aurait réussi à rejoindre le Canada depuis le couloir eurasiatique, puis par le couloir pacifique. Cela n’explique pourtant pas l’ampleur de l’épidémie actuelle, en comparaison avec d’autres épidémies, en 2016 ou en 2006. Cette année-là, des H5N1 en provenance d’Asie du sud-est avaient rejoint l’Afrique et l’Europe de l’Ouest, mais l’impact avait été plus modeste.
Implantation durable. Jean-Luc Guérin, de l’IHAP, explique: «Le virus est devenu enzootique. Il s’est installé dans la faune sauvage non migratrice avec une efficacité de propagation forte et, surtout, un spectre d’espèces larges (canards, mouettes, goélands…). C’est quand même tout à fait étonnant.»