«Le soupçon que les pauvres ne savent pas se nourrir est encore trop bien ancré»

Ravioles aux pommes de terres, sauce à la raclette d'Evolene, l'un des deux plats principaux servis le 23 janvier 2023 au Refettorio de Genève. | Heidi.news/NS

Le restaurant solidaire Refettorio à Genève est un succès, mais sa volonté de démocratiser la gastronomie se heurte parfois aux attentes des personnes en situation de précarité. C'est ce qui ressort - aux côtés d'autres retours positifs - des premiers entretiens menés par un anthropologue avec les bénéficiaires.

Que pensent les personnes en situation de précarité alimentaire du Refettorio de Genève, le restaurant solidaire qui propose un menu payant le midi, et l’offre gratuitement aux personnes précaires le soir? Nous nous y sommes rendue, sans nous annoncer, afin de rencontrer les personnes attablées et leur poser la question. Une photographie (très positive) de l’instant, qui méritait d’être complétée.

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Yann Cerf, anthropologue à la Haute école de travail social de Genève, s’est rendu au Refettorio une fois par semaine pendant cinq mois pour les besoins d’une enquête sur l’aide alimentaire en Suisse – tout en mettant la main à la pâte, en tant qu’ancien cuisinier. Il a mené plusieurs entretiens avec des bénéficiaires et d’autres sont à venir. L’occasion d’en discuter et d’interroger le rapport des classes populaires à la nourriture.

Heidi.news — Quels retours avez-vous eu de la part des personnes précaires qui dînent au Refettorio?

Yann Cerf — Ce qui ressort, comme pour tous les lieux qui luttent contre la précarité, c’est que les gens sont contents d’avoir un endroit de commensalité où se poser et où on s’occupe d’eux. Le Refettorio se distingue par ce service à table, qui est assez rare dans l'aide alimentaire, même à bas seuil (des lieux où aucune exigence n'est imposée pour l’acceptation dans la structure et l’accès aux services fournis, ndlr.). Il y a un sens de normalité à pouvoir «faire comme les autres» en allant au restaurant.

Y a-t-il eu des commentaires moins positifs?

Au début, peu après l’ouverture, beaucoup de gens n’étaient pas sûrs d’avoir le droit d’y aller, ne s'y sentaient pas légitimes… ça a été un frein. Un restaurant gastronomique ne ressemble pas aux autres lieux de l’aide alimentaire. Il y a un potentiel pour une certaine violence symbolique, et la peur et la honte qui l'accompagne. C'est moins le cas pour ceux plus familiarisés aux codes sociaux associés aux restaurants gastronomiques, comme certains dans la population étudiante. Et maintenant, les gens connaissent mieux le lieu, il y a même des habitués. Le fait que les parcours sociaux des bénéficiaires sont assez variés, les nationalités d'origine aussi, crée parfois des attentes déçues.

C’est-à-dire?

Le soir, le Refettorio ouvre ses portes à une clientèle plus diverse, socialement mais aussi culturellement, on le voit très bien dans votre article. Il faut se méfier des généralisations autour de l'alimentation et des classes sociales, mais force est de constater qu'une des critiques récurrentes est celle de la quantité: «C'est bon, mais il n'y a rien à manger», peut-on entendre à propos de la taille des assiettes. Il y en a aussi sur ce qui y est servi: certains voudraient des plats qui correspondent à leurs origines nationales, d'autres préféreraient aux légumes fermentés des aliments plus rares dans leur vie quotidienne, comme du bœuf.

Pour le dire plus simplement, le Refettorio se heurte aux limites de son exercice — démocratiser la gastronomie et lutter contre l'entre-soi qu'implique normalement la haute cuisine. Les attentes des clients du soir entrent parfois en conflit avec les codes de la gastronomie, pensée au départ pour une population aisée qui voulait justement se distinguer des goûts et des styles de vie des classes populaires. C'est un travail en cours qui implique de nombreuses remises en question pour les équipes du restaurant.

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Aussi, la cuisine très expérimentale, avec des fermentations originales, ça fait parfois lever les sourcils… Mais ce sont des critiques que l’on retrouve aussi le midi. Le statut de ces critiques est lui-même intéressant: certains dans l'équipe se demandent, taquins, si ceux du midi sont plus râleurs que ceux du soir; d'autres considèrent qu'il y a moins de raisons de râler quand l'on se fait offrir un plat… Ce à quoi ils se voient répondre que se plaindre fait partie de l’expérience d'un dîner au restaurant. Comme toujours en cuisine, les intentions des clients sont très débattues.

Est-ce qu’un élément vous a particulièrement surpris au fil de votre enquête ethnographique au Refettorio?

Ce qui est frappant, c'est à quel point le projet cristallise deux tensions sociales de fond: la moralisation de la haute-cuisine et l'écologisation de l'aide alimentaire. Le Refettorio de Genève arrive à un moment où la gastronomie occidentale se fait plus «durable» et adopte des valeurs humanistes. Ce mouvement de moralisation est présent depuis au moins les années 2000. Il s'est accéléré et a été rendu plus ouvertement politique, par la visibilité des violences, en particulier genrées, en cuisine et par les difficultés à recruter depuis le Covid.

Il y a un bouleversement des rapports de forces dans le monde de l’hôtellerie — la fermeture du Noma, au Danemark, en est un symbole récent. L'écologisation de l'aide alimentaire n'est pas nouvelle, mais s'est fortement institutionnalisée, privatisée et professionnalisée ces deux dernières décennies.

Un élément des entretiens que vous avez menés à mettre en avant?

Un truc qui ressort des premiers entretiens que j’ai menés, et qui a été conforté par d’autres et les recherches menées avec mes collègues Laurence Ossipow et Anne-Laure Counilh, c’est que toutes ces populations vulnérabilisées ont une conscience aiguë des enjeux écologiques et de la santé liés à l’alimentation. Le rappeler permet de sortir d’une vision paternaliste des classes populaires, aussi diverses soient-elles.

Le soupçon que «les pauvres ne savent pas se nourrir» est encore trop bien ancré dans les imaginaires sociaux dominants. L’idée de bien manger, de manger local... Ces enjeux ne sont certainement pas l’apanage d'une élite sociale.