18h00, top départ. Ce lundi, toutes les tables sont prises d’assaut. En 15 minutes top chrono, la cinquantaine de couverts trouve propriétaire. Etudiants solitaires, amis en duo, familles, amis retraités… les profils sont variés – même si ce soir, «c’est soirée étudiants», souligne Charlotte, une serveuse qui virevolte entre les tables d’un pas maîtrisé.
A ses côtés, deux autres bénévoles aux cheveux grisonnants assurent le service en salle avec un jeune serveur à l’allure timide. Neuf personnes composent l’équipe chaque soir, dont quatre en cuisine. Sur les tables en bois, une mousse de betterave précède une compotée de choux fermentés avec son œuf mollet.
Repas payant le midi, gratuit le soir. En salle, Yaroslav prend une bouchée de pain entre deux regards sur son téléphone. Mèches blondes et doigts bagués, le jeune Russe, âgé de 18 ans, vient tous les lundis. «On peut avoir un menu complet avec des plats hyper originaux», nous indique-t-il en anglais. Il sourit: «Vous avez déjà mangé de la glace aux champignons?!»
Anecdote amusante, c’est bien le cas. C’était précisément à sa place, il y a quelques semaines, et pour une addition de 36 francs (hors boissons). Le prix normal, le midi.
C’est là toute l’originalité du lieu, géré par le chef Walter El-Nagar, qui reprend le concept de son ancien établissement Cinquième Jour: le midi, la salle est remplie de collaborateurs. Le soir, de personnes isolées ou en situation de précarité. Une salle, deux ambiances, mais des assiettes identiques. Le tout en misant sur l’anti-gaspi, le local et la saisonnalité, avec une volonté franche de sortir des sentiers battus côté papilles.
Yaroslav est venu la première fois sur les conseils d’une amie. Le reste de la semaine, le contenu de ses assiettes varient selon la chasse sur Too good to go (une application proposant des invendus à prix réduit) et les rayons de La Farce, une association qui gère une épicerie gratuite pour les étudiants de l’HES-GE et l’Unige.
Dans la cuisine ouverte, Walter El-Nagar et le chef Sandro s’affairent au dressage du plat principal: raviolis de pomme de terre rissolés, agrémentés d’une sauce à la raclette d’Evolène. «J’en ramène à chaque fois que je vais au chalet avec ma femme!», s’amuse le responsable.
«C’est très bon avec ce machin rouge.» Deux retraités les observent. Giacomo vient avec son ami depuis un mois, tous les lundis. Devant eux, les cavatelli à la queue de bœuf trempent dans la mousse de betterave apéritive. «C’est très bon avec ce machin rouge», nous répondent des yeux rieurs derrière une paire de lunettes rondes. Le vieil homme salue autant l’atmosphère des lieux que le contenu des assiettes:
«C’est fantastique, j’ai jamais vu ça! Chapeau.»
Son enthousiasme est exubérant. Sa loquacité aussi. Bonnet rouge et veston reprisé, l’octogénaire nous parle de ses folles soirées au Casino d’Aix-les-bains, où il chante (chantait?) du Elvis, du Johnny et du Dutronc les vendredis. On en loupe le dessert: au choix, une pana cotta ou du riz chinois fermenté avec une glace, elle aussi au riz fermenté – aux notes acides et fruités évoquant la pomme et la poire, nous fait-on goûter en rattrapage.
Entrée sur conditions. L’homme au bonnet rouge a entendu parler du Refettorio au «machin protestant de la Servette où ils donnent des légumes». Une distribution hebdomadaire organisée par l’Association d’aide et de soutien aux seniors (Adage), dont notre interlocuteur fait partie — qui tient à brandir la preuve, sa carte de bénéficiaire.
Seuls les bénéficiaires des associations partenaires – une vingtaine, dont le Bateau Genève, le Jardin de Montbrilland et l’Armée du Salut – sont admis au restaurant. Ou les étudiants, le lundi soir. Mais pas de vérification drastique: une bonne part des personnes sont des habitués, et l’habituel salut de la main supplante les justificatifs. L’équipe connaît ses clients particuliers.
Une Russe âgée et une petite fille – 5 ans à tout casser – partagent une table avec trois personnes encore vêtues de leurs doudounes. A défaut de maîtriser l’espagnol, impossible d’en savoir plus, sinon que ces dernières viennent de Bolivie. A en juger par le brouhaha ambiant, l’assemblée est clairement mélangée. Y volent des mots d’anglais, d’italien, d’espagnol. Une sorte de Genève internationale de la précarité alimentaire.
Deux jeunes d’une vingtaine d’années boivent leur tisane. Victoire et Yael ne sont pas des réguliers, même s’ils étudient juste à côté, à la prestigieuse HEAD. «On a l’impression de manger dans un gastro, un truc hyper chic!», rit la première. Elle ne mange jamais dehors – et ne s’accorde de rares dérogations que de l’autre côté de la frontière. Manger coûte cher, confient les deux amis. Ils reviendront ici.
19h30 passées. L’assemblée se lève comme un seul homme. On renfile les bonnets et les vestes, pendant que ça nettoie en cuisine. Après cette bulle gastronomique d’un autre monde et presque hors du temps, chacun retourne à sa vie. On salue le chef, les serveurs. A la semaine prochaine, comme un bistrot de quartier. Avec, sur le palier, des «merci» à foison.